DU MÊME AUTEUR
Sourires pinces.
L'Ecornifleur, illustrations de Gh. Huart»
Le Vigneron dans sa vigne.
La Maltresse, illustrations de F. Valloton
Bucoliques.
La Lanterne sourde.
Coquecigrues.
Les Philippe (Bois de Paul Colin).
Ragotte.
L'Œil clair.
Les Cloportes.
COMÉDIES :
Huit jours à la campagne, 1 acte.
Le plaisir de rompre, 1 acte.
Le pain de ménage, 1 acte.
Poil de Carotte, 1 acte.
Monsieur Vernet, 2 actes.
La Bigote, 2 actes.
JULES RENARD
Comédies
LE PLAISIR DE ROMPRE
LE PAIN DE MÉNAGE. - POIL DE CAROTTE
MONSIEUR VERNET
SEPTIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES & ARTISTIQUES
LIBRAIRIE OLLENDORFF
— -• 5o, CHAUSSÉF D'ANTIN, 5o =====
3è"
'~4îf}lCf
LE PLAISIR DE ROMPRE
COMEDIE EN UN ACTE
Keprésentée, pour la première fois, le i6 mars 1897,
au Cercle des Eschouers,
Reprise, le 12 mars 1903, au Théâtre-Français.
AU lEUNE MAITRE EN Poésil DRAMATIQUg
EDMOND ROSTAND
Hommage d*écrivain et souvenir d'ami
\ 14 Avril 1897.
PERSONNAGES
Cercle des Escholiers.
BLANCHE. M"« Jeanne Granie»
MAURICE • . . . M. Henry Mayer.
Théâtre- Français .
BLANCHE ...» M»'« Cécile Sorel.
MAURICE M. Henry Maye».
LE
PLAISIR DE ROMPRE
A Paris. Un petit salon au cinquième. — Ce qu'une femme,
qui a beauconp aimé et ne s'est pas enrichie, peut y mettre
d'intimité, de bibelots offerts, de meubles disparates. —
Cheminée au fond. — Porte tenture à gauche. — Table à
droite. — Pouf au milieu. — Un piano ouvert. — Fleurs
bon marché. — Quelques cadres au mur. — Feu de bois.
— Une lampe allumée.
BLANCHE, puis MAURICE.
Blanche est assise à sa table. Robe d'intérieur. Vieilles den-
telles, c'est son seul luxe, tout son héritage. Elle a fouillé
ses tiroirs, brûlé des papiers, noué la faveur d'un petit
paquet, et pris dans une boîte une letfe ancienne qu'elle
relit. Ou plutôt, elle n'en relit que des phrases connues.
Celle-ci l'émeut jusqu'à la tristesse. Une autre lui fait ho-
cher la tête. Une autre enfin la force à rire franchement.
On sonne. Blanche remet, sans hâte, la lettre dans sa boîte,
et la boîte dans le tiroir de la table. Puis elle va ouvrir
elle-même.
LE PLAISIR DE ROMPRE
Maurice entre. — Dès ses premières phrases et ses premiers
gestes, on sent qu'il est comme chez lui.
MAURICE. Il appuie sur les mots.
Bonjour, chère et belle amie.
BLANCHE, moins affectée.
Bonjour, mon ami, (Maurice veut l'embrasser par ha-
bitude, politesse, et pour braver le péril. Elle recule.) Non,
MAURICE
Oh! en ami.
BLANCHB
Plus maintenant,
MAURICE
Je vous assure que ça ne me troublerait pas.
BLANCHE
Ni moi; précisément : c'est inutile... Avez- vous
terminé vos courses?
MAURICE. Il pose son chapeau et sa canne sur un meuble et
s'assied à gauche de la cheminée, tend ses mains au feu,
le ravive, tâche de ne pas paraître gêné. Blanche s'est
assise près de sa table, du coté opposé à celui où elle lisait
la lettre.
Toutes, et je m'assieds éreinté. Que ne peut-on
s'endormir garçon et se réveiller marié? Je suis
allé d'abord à la mairie : m'adressant ici, puis là,
puis à droite, puis à gauche, puis au fond, j'ai ques-
tionné divers messieurs ternes que mon mariage n'a
LE PLAISIR DE ROMPRE
pas l'air d'émouvoir beaucoup... De là, je suis allé
chez le tailleur, essayer mon habit. Il me conseille
décidément un peu d'ouate ici. J'ai, en effet, une
épaule plus basse que l'autre.
BLANCHE
Je n'avais pas remarqué.
MAURICE
Je peux l'avouer, aujourd'hui que ça vous est
égal.
BLANCHE
Je ne le dirai à personne.
MAURICE
De là, je suis allé à l'église. II paraît qu'il va
falloir me confesser!
BLANCHE
Sans doute, il faut remettre votre âme à neuf.
^ MAURICE
Les uns m'affirment que le billet de confession
s'achète, et les autres que je puis tomber sur un
prêtre grincheux qui me dira, si je pose pour l'homme
du monde et l'esprit fort : « Il ne s'agit pas de ça,
)) mon garçon. Etes-vous chrétien, oui ou non? Si
» vous êtes chrétien, agenouillez-vous et faites votre
» examen de conscience. » Je me vois grotesque,
frappant les dalles de mes bottines vernies. Agréa-
ble quart d'heure!
LE PLAISIR DE ROMPRE
BLANCHE
Il VOUS faudra, je le crains, plus d'un quart d'heure.
Pauvre ami, votre fiancée vous saura gré d'un tel
sacrifice !
MAURICE. Il se lève et s'adosse à la cheminée.
Je suis très embêté... Et dites-moi, (Avec hésita-
tion.) ma chère amie, vous ne songez pas à vous
dérober, vous assisterez sûrement à mon mariage >
BLANCHE
Vous m'invitez toujours?
MAURICE
Naturellement, A la cérémonie religieuse.
BLANCHE
J'irai.
MAURICE
Je compte sur vous. (Froidement.) On s'amusera,
(Plus gaiement-) VOUS surtout. Vous me verrez des-
cendre les marches de l'église, avec la petite en
blanc.
BLANCHE
Vous ferez très bien.
MAURICE
Malgré moi, je pense, faut-il le dire ? Oh ! je peux
lout dire à vous (Il vient s'asseoir sur le pouf, en face
de Blanche.) Je pense à des histoires de vitriol.
LE PLAISIR DE ROMPRE
BLANCHE
Ah! VOUS me sondez 1 Eh bienl mon ami, quittez
vos idées. Elles vous donnent l'air candide. Est-ce
assez vilain, un homme qui a peur I Car vous avez
peur, et vous vous tiendrez sur la défensive, le coude
en bouclier. Les saints riront dans leur niche. Vous
mériteriez !.. mais je craindrais de brûler ma robe.
MAURICE
Taquine! Vous vous trompez, vous ne m'effrayez
pas, et j'ai même l'intention de vous présenter à
ma femme, comme une parente.
BLANCHE
Ou comme une institutrice pour les enfants à
naître. Plus tard, je les garderais, et vous pourriez
voyager.
MAURICE
Déjà aigre-douce! ça débute mal
BLANCHE
Aussi vous m'agacez avec votre système de com-
pensations. (Elle se lève et remet à Maurice la carte de
la fleuriste et la carte de madame Paulin.) Moi, je Suis
allée chez la fleuriste. Elle promet de vous fournir,
chaque matin, un bouquet de dix francs.
MAURICE
Dix francs >
BLANCHE
Oh! j'ai marchandé. Par ces froids, ce n'est pas
cher.
10 * LE PLAISIR DE ROMPRE
MAURICE
Non, si les fleurs sont belles, et si on les porte à
domicile.
BLANCHE
On les portera. J'ai prié madame Paulin de vous
chercher une bague, un éventail, une bonbonnière
et quelques menus bibelots. J'ai dit que vous vouliez
être généreux, sans faire de folies, toutefois.
MAURICE
Evidemment. (Avec une légère inquiétude.) Et ce sera
payable?
BLANCHE
A votre gré; plus tard, après le mariage,
MAURICE, rassuré.
Je vous remercie. (Il se lève; tous deux sont séparés
par la table.) Vraiment, vous n'êtes pas une femme
comme les autres,
BLANCHE
Aucune femme n'est comme les autres. Quelle
femme suis-je donc }
MAURICE, prenant la main de Blanche.
Une femme de tact.
BLANCHE
Puisque tout est convenu, arrêté.
MAURICE
D'accord. Oh I jusqu'à cette dernière visite, noue
LE PLAISIR DE ROMPRE
avons été parfaits. Mais c'est ma dernière visite.
Nous ne nous reverrons plus.
BLANCHE
Nous nous reverrons en amis. Vous le disiez tout
à l'heure.
MAURICE
Oui, mais plus autrement. Et dans l'escalier, j'a-
vais de vagues transes.
Pourquoi?
Parce que...
BLANCHE
MAURICE
BLANCHE
Rien ne gronde en moi. Quand je me suis donnée
à vous, ne savais-je pas qu'il faudrait me reprendre?
Si le décrochage a été pénible...
MAURICE
Nous n'en finissions plus. Nos deux cœurs tenaient
bien.
BLANCHE
Ils sont aujourd'hui nettement détachés. J'ai mis
dans ce petit paquet, les dernières racines : quelques
photographies, votre acte de naissance que j'avais
eu la curiosité de voir... comme vous êtes encore
jeune t
I 2 LE PLAISIR DE ROMPRE
MAURICE
On ne vieillit pas avec vous.
BLANCHE
... et un livre prêté. Voilà.
MAURICE
A la bonne heure! c'est un plaisir de rompre avec
vous.
BLANCHE
Avec vous aussi.
MAURICE
C'est bien, ce que nous faisons là, très bien. C'est
tellement rare de se quitter ainsi ! Nous nous som-
mes aimés autant qu'il est possible, comme on ne
s'aime pas deux fois dans la vie, et nous nous sé-
parons, parce qu'il le faut, sans mauvais procédés,
sans la moindre amertume.
BLANCHE
Nous rompons de notre mieux.
MAURICE
Nous donnons l'exemple de la rupture idéale. Ah t
Blanche, soyez certaine que si jamais quelqu'un dit
du mal de vous, ce ne sera pas moi.
BLANCHE
Pour ma part, je ne vous calomnierai que si cela
m'est nécessaire... (Elle s'assied à droite et Maurice à
gauche de la table.) Me rendez- VOUS mon portrait r
LE PLAISIR DE ROMPRB l3
MAURICE
Je le garde.
BLANCHE
Il vaudrait mieux me le rendre ou le déchirer que
de le jeter au fond d'une malle.
MAURICE
Je tiens à le garder et je dirai : c'est un portrait
d*actrice qui était admirable dans une pièce que j'ai
vue.
BLANCHE
Et mes lettres?
MAURICE
Vos deux ou trois lettres froides de cliente à four-
nisseur...
BLANCHE
Je déteste écrire.
MAURICE
Je les garde aussi. Elles me défendront au be-
soin.
BLANCHE
Ne vous énervez pas, et causons paisiblement de
votre mariage. Avez- vous vu la petite aujourd'hui?
MAURICE
Cinq minutes à peine. Elle est tellement occupée
par son trousseau! Et le grand jour approche!
14 LE PLAISIR DE ROMPRB
BLANCHE
Aime-t-elle les belles choses?
MAURICE
Oui, quand elles sont bien chères.
BLANCHE
Dites-lui que le bleu est la couleur des blondes.
J'ai là une gravure de modes très réussie que je
vous prêterai. A-t-elle du goût ?
MAURICE
Elle a celui de la mode.
BLANCHB
Vous devez Pintimider.
MAURICB
Je Pespère.
BLANCHE
Quelle est, en votre présence, son attitude, sa
tenue, quelles sont ses manières?
MAURICE
Celles d'une chaise sous sa housse.
BLANCHE
Sérieusement, la trouvez-vous jolie?
MAURICB
C'est vous qui êtes jolie.
BLANCHE
C'est d'elle que je parle : la trouvez-vous jolie?
LE PLAISIR DE ROMPRE
MAURICE
Jolie et fraîche comme le titre : Au Printemps
BLANCHE
Enfin vous plaît-elle?... Oh ! ne me ménagez pas!
MAURICE
Elle me déplaît de moins en moins.
BLANCHE
Souvenez-vous que c'est moi qui vous l'ai indi-
quée.
MAURICE
La piste était bonne.
BLANCHE, découpant un livre.
Je m'en 'fSlicite. A-t-elle des caprices? (Maurice
dist' ait ne répond plus. Blanche lui touche le bras.) Qu'est-
ce que vous regardez }
MAURICE
Je m'emplis les yeux. Je fais provision de souve-
nirs. Toutes ces fleurs donnent à votre petit saJoa
un air de fête.
BLANCHE
A-t-elle des caprices, des préférences?
MAURICE
Elle aime tout ce que j'aime.
BLANCHE
Ce sera commode.
l6 LE PLAISIR DE ROMPRE
MAURICE
Nous n'aurons pas besoin de faire deux cuisines.
BLANCHE
Vous avez de l'esprit, ce soir
MAURICE
C'est le bouquet de mon dernier feu d'artifice.
BLANCHE
Et cela ne vous gêne pas de parler ainsi d'une
jeune fille qui sera votre femme ?
MAURICE
Est-ce à vous de me le reprocher? Vous savez
bien que je parle sur ce ton, un peu pour vous être
agréable.
BLANCHE
Ne nous attendrissons pas.
MAURICE
Je ne m'attendris pas. Nous devisons de nos pe-
tites affaires. Et M, Guireau lui-même pourrait
écouter.
BLANCHE
Laissez donc M. Guireau tranquille.
Elle se lève, fait quelques pas lentement.
MAURICE
Permettez, chère amie, votre mariage m'inté-
resse autant que le mien ; je ne veux pas avoir l'air
plus égoïste que vous, et puisque mon avenir vous
LE PLAISIR DE ROMPRE 17
préoccupe, c'est le moins que je m'inquiète du vôtre.
Nous nous casons mutuellement.
BLANCHE
Oui... mais parlons d'autre chose.
Elle s'assied à gauche de la cheminée.
MAURICE
Du tout I du tout I Je vous renseigne sur ma future
femme, j'exige d'être renseigné sur votre futur
mari. Sinon, je croirais que vous avez des pensées
de derrière la tête. Cette inquisition réciproque est
la meilleure preuve de notre bonne foi. Non seule-
ment je n'ai aucune raison d'être jaloux de M. Gui-
reau, mais encore je voudrais le connaître. Je ne
l'ai qu'aperçu et il m'a produit une excellente im-
pression. Vient-il vous voir souvent?
BLANCHE
Une fois par quinzaine, régulièrement.
MAURICE
Bon signe! c'est un homme périodique et rangé
Comment s'appelle-t-il?
BLANCHB
Guireau.
MAURICB
Son petit nom ?
BLANCHE
A son âge, on n'a plus de petit nom.
l8 LE PLAISIR DE ROMPRE
MAURICE
Mais VOUS, comment l'appelez-vous>
BLANCHE
Moi, je l'appelle M. Guireau.
MAURICB
Toujours >
BLANCHE
Oui, toujours. Avez-vous fini de jouer au juge
d'instruction?
MAURICE
Ça m'amuse. Vous pouvez me laisser me divertir
un brin.
BLANCHB
A votre aise.
MAURICB
Et que faites-vous?
BLANCHE
jue voulez-vous qu'on fasse >
MAURICE
Il ne vous baise que le bout des doigts?
BLANCHE
A peine. Nous causons. 11 parle bien. Il me donne
des conseils; il me met en garde contre les mau-
vaises relations. De plus, c'est un musicien ae pre-
LE PLAISIR DE ROMPRE IQ
mier ordre, et, quelquelois, il apporte son violon.
(Maurice cherche des yeux)... Il le i emporte.
MAURICE "^
Et après, quand la conversation tombe et que la
musique se tait?
BLANCHE
Vous allez trop loin. (Elle se lève.) J*ai le droit de
ne plus répondre.
MAURICE
Vous préférez que je devine?
BLANCHE
Deviner quoi? Vous pensez tout de suite... Il y a
autie chose dans la vie, et, dès aujourd'hui, je veux
êlic séiieuse et pratique. Oh! il ne m'en coûtera
guère. J'ai aimé ma part, je peux renoncer à l'a-
mour.
MAURICE
Ohlohl
BLANCHE
Mais si. D'ailleurs, M. Guireau sait se tenir. C'est
un ami pateinel, qui m'aime pour moi, non pour
lui, et, sachez-le, il m'inspire une durable sympa-
thie dont il se contente.
Elle s'est assise sur le pouf
MAURICE
C'est un adorateur frugal.
20 LE PLAISIR DE ROMPRE
BLANCHE
J'ai de la chance. Les hommes bien élevés se t'ont
rares. M. Guireau conserve les manières du siècle
dernier. Il me prévient de ses visites deux jours
d'avance.
MAURICE
Et il ne vous adresse pas un seul mot plus en-
flammé que les autres?
BLANCHE
Cela vous étonne qu'il me respecte? Sûr de vivre
en compagnie d'une femme point désagréable, qui
lui montrera gai visage, l'écoutera avec complai-
sance, tiendra sa maison, recevra ses amis, le soi-
gnera et ne l'ennuiera jamais, M. Guireau ne de-
mande pas que je lui promette davantage.
MAURICE, soupesant le petit paquet
Et s'il apprenait notre passé?
BLANCHE
Il n'en laisserait rien voir...
MAURICE se lève.
Le brave homme! 11 fait une fin. Moi aussi, je
fais une fin, et vous aussi, vous faites une fin. Trois
personnes finissent d'un seul coup. C'est une catas-
trophe.
BLANCHE
Sans victime.
LE PLAISIR DE ROMPRE 21
MAURICE
Encore une question. Mais je la pose pour rire,
comme on dit à une fillette : lequel aimes-tu mieux,
ton papa ou ta maman? (Avec gravité.) Si je vous
priais, renonceriez- vous à M. Guireau?
BLANCHE
Je trouve qu'au point où nous en sommes cette
question n'a aucun sens.
MAURICE s'assied en face de Blanche.
Puisque je la pose pour rire, répondez en riant.
BLANCHE
Rappelez-vous qu'un soir, très excité, vous m'of-
friez de m'épouser, de partir avec moi, de vivre
dans une cabane de cantonnier, avec le pain quoti-
dien, d'aller en Algérie où la vie est si bon marché!
Que vous ai- je répondu ?
MAURICE, très lentement.
Que la misère vous épouvantait, que le pain sec
vous répugnait, même s'il était de ménage, que
vous aviez horreur des déplacements, que vous
manquiez de génie colonisateur et ne saviez rien
faire de vos dix doigts que des caresses : voilà ce
que vous m'avez répondu.
BLANCHE
Vous êtes donc fixé depuis longtemps. Est-ce
tout?
22 LE PLAISIR DE ROMPRE
MAURICE
C'est tout. (Blanche se lève et va vers la cheminée.) A
quand le mariage?
BLANCHE
Lequel?
MAURICE
Le vôtre.
BLANCHE
Oh ! rien ne nous presse.
MAURICE
A votre place, je retiendrais une date, par pru-
dence.
BLANCHE
C'est remis à l'année prochaine
MAURICE
Vous faut-il un hiver pour aérer votre cœur. Vous
avez tort. (Il se lève et va vers la cheminée, en faisant le
tour de la table.) Une fois décidé au mariage, on doit
sauter dedans la tête la première, comme moi.
BLANCHE.
Ils sont adossés à la cheminée. Blanche à gauche, Maurice
à droite.
Le rêve, ce serait peut-être de nous marier tous
les deux le même jour.
MAURICE
Pourquoi pas ? Il résulte de mon enquête que j'es-
time beaucoup M. Guireau.
LE PLAISIR DE ROMPRE 33
BLANCHE
De son côté il vous apprécierait.
MAURICE
C'eût été piquant de nous présenter, de nous con-
fronter.
BLANCHE
Je n'en chercherai pas l'occasion, mais je ne l'é-
viterai pas, M. Guireau connaît la vie.
MAURICE
C'est comme la mère de ma fiancée. Elle aussi
connaît la vie. Elle comprend que j'aie eu des maî-
tresses, que je sois éprouvé au feu, et il lui suffit
que je rompe au moins la veille de mon mariage.
BLANCHE
Tant pis si sa fille est jalouse du passé I
MAURICE
La mère lui expliquerait que ça ne peut pas se
comparer.
BLANCHE
C'est une femme supérieure.
MAURICE
C'est une femme de bon sens, simple et gaie, très
gaie. Elle marierait sa fille tous les jours.
Il va s'asseoir à la place qu'occupait Blanche au lever du
rideau.
BLANCHB
Vous l'avez conquise ?
24 LE PLAISIR DE ROMPRE
■ ' ■
MAURICE
Pleinement.
BLANCHB
Pourvu que ça dure f
MAURICE
Oh ! si je ne réponds pas de la fille, je suis sûr de
la mère. Quand elle regarde ma photographie, elle
dit : (( C'est impossible que ce garçon soit un mal-
honnête homme; ou je ne suis pas physionomiste,
ou il rendra Berthe heureuse. »
BLANCHE
Elle a raison, et je suis persuadée que vous ferez
un mari modèle. Vous avez les qualités nécessaires.
MAURICE
Mais, ma chère amie, vous ferez une excellente
épouse. Il sera très heureux avec vous.
BLANCHE
Avec vous Berthe sera très heureuse... Pauvre
petite I... (Un long temps. Puis Blanche se rapproche de
Maurice. Ils se trouvent assis face à face, séparés par la ta-
ble.) Je voudrais vous voir lui faire la cour.
MAURICE
Je ne suis pas trop emprunté.
BLANCHE
Vous vous y prenez bien ?
LE PLAISIR DE ROMPRE 2>
MAURICE
Exactement comme je m'y prenais avec vous.
BLANCHE
Et VOUS avancez?
MAURICE
J'ai lieu d'espérer que ça marche. Il me semble
même qu'elle me donne moins de peine que vous.
BLANCHE
Vous êtes plus habile, c'est la deuxième fois.
MAURICE
Et vous m'avez mieux résisté.
BLANCHE
Ce n'était pas coquetterie. Je croyais ma vie de
temme finie et j'hésitais à me lancer dans une nou-
velle aventure de cœur. Les précédentes ne m'a-
vaient pas enrichie. Sans le faire exprès, je n'avais
aimé que des pauvres...
MAURICE
Et ce n'était pas avec mes deux mille quatre...
BLANCHE
Aussi, je pensais déjà à quelque mariage raison-
nable, et il ne me manquait, je l'avoue, que l'occa-
sion. Voilà pourquoi je vous résistais. Et puis, vous
paraissiez si jeune! Vous aviez encore l'air gauche
d'un petit soldat. Et vous étiez maigre I maigre I
36 LE PLAISIR DE ROMPRE
MAURICE
J'ai gagné dans ce sens.
BLANCHE
Je m'en flatte. Vous avez engraissé sous mon rè-
gne, et je vous passe à une autre en bon état.
MAURICE
En bon état de réparations locativesl
BLANCHE
Oh!
MAURICE
Je veux dire que je signerais bien un second bail.
BLANCHE
Moi pas. Vous n'êtes plus le même. J'ai accueilli
presque un enfant, et c'est un homme qui s'en va.
J'aimais mieux l'enfant. Vous étiez plutôt laid et
i'âge vous...
MAURICB
L'âge m'embellit?
BLANCHE
Non, vous affadit. Vous avez moins de saveur, de
lyrisme. Vous disiez poétiquement des choses de
l'autre monde. Je vous affirme qu'on aurait cru quel-
quefois que vous parliez en vers.
MAURICE
Et quelquefois c'en était, mais d'un autre que
LE PLAISIR DE ROMPRE 27
moi; je ne faisais que citer, par précaution. Il y en
avait, je me souviens, de Musset, dans la déclara-
tion d'amour que je vous ai écrite et que vous avez
lue à mon prédécesseur.
BLANCHE
Comment I vous me croyez capable de cette indé-
licatesse >
MAURICE
Je le crois, parce que vous me l'avez dit, plus
tard, dans un aveu à l'oreille.
BLANLHB
Vous m'étonnez.
MAURICE
Je vous assure. Il paraît qu'il riait, mon prédé-
cesseur, et vous aussi, vous riiez. Comme c'était
mal !
BLANCHE
Très mal. J'ai commencé par me moquer de vous :
c'est la règle. Et vous auriez fini par vous moquer
de moi, si je n'avais pris les devants.
MAURICE
C'est la règle.
BLANCHE
D'ailleurs, il y a toujours eu un peu de gaieté
dans mes sentiments pour vous. Je m'amusais à
vous façonner. Sans me vanter, si vous étiez intel-
ligent, vous êtes devenu, grâce à moi, distingué.
28
LE PLAISIR DE ROMPRE
Vous avez de la tournure. Vous ne jurez jamais.
Vous parlez poliment aux femmes et vous ne gardez
plus votre cigarette à la bouche. Vous mettez des
gants. Vous soignez vos mains. Vous rangez vos
affaires. C'est moi qui vous ai enseigné Pusage des
jarretelles et vos chaussettes ne tombent plus sur le
soulier.
MAURICE
En échange de ces menus profits, moi je vous
ai appris à mettre les adresses, à mouler un chiffre.
Vos trois ressemblaient à des dromadaires.
BLANCHE
Et moi, j*ai changé votre coupe de cheveux, sup-
primé la raie, et je vous ai appris à faire votre nœud
de cravate.
MAURICE
Et vous m'avez appris bien d'autres choses en-
coje.
BLANCHB
Oh I vous n'aviez pas la tête dure.
MAURICE
Je m'appliquais tant !
BLANCHE
Et vous n'étiez pas un ingrat. J'ai de votre gra-
citude une preuve qui m'est chère et que je garde.
MAURICE
Une preuve >
LE PLAISIR DE ROMPRE 2Q
BLANCHE
Vous savez que chaque fois que je recevais une
lettre de vous, car il m'a été impossible de vous
faire passer cette dangereuse manie d'écrire, je la
brûlais.
MAURICE
Sans la lire?
BLANCHE
Je la lisais, mais je la brûlais aussitôt.
MAURICE
La postérité vous jugera.
BLANCHE
Eh bien, je conserve une de ces lettres. Je n'ai
pu m'en séparer. J'y tiens trop. C'est le témoignage
du bonheur quevous me devez, quelque chose comme
le brevet de notre amour et de votre reconnaissance.
MAURICE
Elle doit être longue.
BLANCHE
Elle a quatre pages serrées.
MAURICE
Les grandes lettres viennent du cœur.
BLANCHE
Ohl celle-là vient de votre cœur. Je la relisais
?0 LE PLAISIR DE ROMPRE
quand vous êtes entré, et je ne pouvais m'empècher
de la lire.
MAURICB
Où est-elle? Montrez-la...
BLANCHE
Je ne montre jamais mes lettre»
MAURICE
Puisque c'est moi qui l'ai écrite.
BLANCHE
C'est juste. Je veux bien; ôtez-vousl
Elle se lève, se met à la place» de Maurice, o jvre le tiroir
et y prend la boîte qu'elle montre à Maurice qui reste
debout.
MAURICB
Nougatines de Nevers 1
BLANCHB
Je vous défends de rire.
MAURICE
C'est dans cette boîte que vous cachez vos lettres?
BLANCHE
Je n'y cache que votre lettre, avec deux ou trois
bijoux de famille.
MAURICE
Je la reconnais à cette enveloppe jaune, à ce pa-
pier gratuit. Je l'ai écrite dans un café. Je sortais
LE PLAISIR DE ROMPRE 3l
de chez vous, de vos bras. J'avais aux doigts, qui
venaient de courir le long de votre beauté, un reste
de frémissement. Je n'ai pas dû soigner mon écri-
ture.
BLANCHE
Le meilleur de vous est là.
MAURICE
Oui, je me rappelle que j'ai éprouvé sur cette ta«
ble de marbre froid, où mes mains achevaient de
s'éteindre, le besoin de vous rendre des actions de
grâces, de vous les chanter.
BLANCHE
Il n'y a ni date, ni nom, ni petit nom.
MAURICE
Je me rappelle, je me rappelle. Ça commence tout
de suite, comme un hymne.
BLANCHE. Elle lit.
(( Vous êtes belle et vous êtes bonne. Je vous adore
n tout entière, le corps, le cœur et l*âme avec les
» dépendances... »
Elle rit.
MAURICE, interrompt.
Quel beau livre on écrirait sur nos amours t
BLANCHE, désignant la lettre.
Il n'y aurait qu'à copier. (Elle lit, en ayant l'air de
ne détacher que des passages de la lettre.) (( Vous êtes si
Il indulgente pour les défauts d'autrui, qu'on aime
33 LE PLAISIR DE ROMPRE
)) les vôtres...; vous ne vantez point votre esprit.
» Vous souhaitez qu'on dise de vous : c'est une
)) femme exquise, et non : c'est une femme de mé
)) rite... )) Et ça 1 « Vous ne médisez des autres que
)) s'ils ont commencé les premiers. S'il vous arrive
)) quelquefois de mentir... » Cela m'arrive ?
MAURICE
Oh ! très peu, et innocemment, comme on se teint
les cheveux, parce que vous croyez que c'est une
grâce de plus.
^ BLANCHE lit.
(( Vous aimez la toilette parce que vous lui allez,
» le théâtre lorsqu'on y rit, et le monde, car une
)) femme de votre âge ne peut pas vivre comme un
)) loup... )) Oh ! ça ! (( Vous êtes paresseuse, en toute
)) justice, parce qu'il vous semble que le rôle d'une
)) belle femme consiste à rester belle et qu'on lui
)) doit, sans même qu'elle le demande, les habits,
0 l'argent de poche, la nourriture et le logement... »
Elle rit.
MAURICE
Il y a ça >
BLANCHE. Elle lui passe la lettre.
Tenez.
MAURICE
C'est vrai... « Vous ne vous mettez jamais en co-
)) 1ère ; vous craignez comme la foudre les explosions
)) d'amour, et vous céderiez tout de suite,- sans dis-
LE PLAISIR DE ROMPRE 33
0 cussion, pour avoir la paix, à l'homme qui s'avan*
!) cerait sur vous, les yeux injectés de sang, tandis
» que son visage émettrait une lumière verte... ))
Ils rient tous les deux.
BLANCHE
Ça, c'est exagéré. Je prierais poliment le mon-
sieur de prendre la porte. Mais c'était aimable de
me l'écrire. Après ?
MAURICE. Il continue de lire la lettre, appuyé au fauteuil
de Blanche.
« Et vous aimez qu'on vous aime finement, qu'on
)) vous offre parfois deux sous de violettes, un baba
)) au rhum, un bout de dentelle, une promenade en
)) voiture et qu'on ait pour vous ces petites attentions
)) sans prix qui font plus chaud au cœur des fem-
)) mes que le duvet à leur cou... »
BLANCHE
Oui, j'aime qu'on m'aime ainsi.
MAURICE. Il lit avec une émotion croissante, et Blanche peu
à peu se détourne.
(( A peine ai-je eu le temps, cette nuit, de vous
» embrasser. Je n'ai pas assez, pas comme je dési-
» rais, pris possession de vous. De même qu'un vi-
)) siteur timide repasse, une fois dehors, ce qu'il de-
)) vait dire, je vous parcours des cheveux aux pieds,
)) et je me dis: c'est là spécialement que j'aurais dû
)) poser mes lèvres, là aussi, là encore, et je n'au-
» rais pas dû, belle et bonne amie, relever un seul
)) instant la tèle... )) (Il laisse tomber sa lettre.) Vous
êtes la femme que je révais... Et je vous quitte I
3
34 LE PLAISIR DE ROMPRE
BLANCHE se lève.
Maurice, Maurice, vous vous écartez du texte de
la lettre.
MAURICE, prenant les mains de Blanche.
Blanche, Blanche, je vous ai aimée de toute mon
ardeur, et je crois qu'en ce moment même, vous
êtes ma seule, ma vraie femme.
BLANCHE
Làl Là I Je vous en prie, mon ami, vous vous
échauffez. Vous allez dire des bêtises, et comme je
ce vous permettrai pas d'en faire, à quoi bon r
MAURICE
Blanche, un mot, et j'envoie promener la petite
et sa fortune, les convenances et mon avenir : je
lâche tout.
BLANCHE
Vous feriez ça, vous ?
MAURICE
Tout de suite. Essayez...
BLANCHE met ses deux mains sur les épaules de Maurice.
Merci. Ça fait toujours plaisir. Mais je ne veux
pas dire le mot. Je me tais. Je me tairai obstinément.
MAURICE
Tes yeux.
BLANCHE
Pas même mon front.
LE PLAISIR DE ROMPRE IS
MAURICE
Tes lèvres, vite.
BLANCHB
Rien.
MAURIC8
Alors, i*aurai tout.
BLANCHE
Faut-il sonner 7
MAURICE
Sonner qui> Tes serviteurs sont absents; ta femme
de ménage ne vient que le matin.
BLANCHE
Je me défendrai donc toute seule,
MAURICE
Contre moi I
BLANCHE
Vous ne me faites pas peur.
MAURICE
J'ai soif de te reprendre.
BLANCHE
Je vous jure que vous vous en irez avec la soif
MAURICE
Blanche, je te désire une dernière fois. Ce serait
délicieux. Ce serait original; ce serait comique.
55 LE PLAISIR DE ROMPRE
Ce serait tordant.
Blanche, écoute I
BLANCHE
MAURICE
BLANCHE
Oui, j'entends, ça aurait une saveur fine, un petit
goût d'adultère avant la lettre, avant la lettre de
faire part de nos mariages. Vous m'offrez bonnement
la belle en amour, puis nous nous donnerions la
main, comme des camarades, et d'un bond, vous
passeriez d'une femme à l'autre. C'est une trou-
vaille, cette idée-là.
MAURICE
C'est une idée comme une autre.
BLANCHE
Ah ! tenez, vous êtes ridicule... vous êtes malpro-
pre.
MAURICE
Ah ! flûte I c'est vous qui êtes ridicule I En voilà
des façons 1 Je vous demande à qui nous ferions du
mal et qui le saurait ?
BLANCHB
Moi!
MAURICE
Oui, ridicule et mauvaise I Vous reculez par or-
gueil puéril, pour avoir l'air digne et parce que vous
LE PLAISIR DE ROMPRE 37
êtes vexée, (Blanche hausse les épaules,) certainement
vexée de mon mariage... comme s'il n'était pas votre
œuvre! Car vous m'y avez poussé, malgré moi.
Ainsi vous excusiez le vôtre préparé sournoisenient.
11 fallait m'éloigner, M. Guireau attendait à la porte.
BLANCHE
Maurice, je vous en supplie !
MAURICE
La preuve que je dis la vérité, c'est que, moi, je
vous sacrifierais sur l'heure sans regret, une fortune
dont je me moque, et que vous I...
BLANCHE
Cela prouve seulement que vous vous égarez,,
Maurice, et que j'ai de la raison pour nous deux.
MAURICE
Ohi bien, bien, cessez de pleurer...
BLANCHE
Je ne pleure pas.
MAURICE
... de vous tordre les bras ; puisque je vous cho-
que, je me retire. Après tout, j'y tenais, parce que
je croyais que vous ne demandiez pas mieux. Mais
je n'y tenais pas tant que ça. Enfin_, je n'y tiens
plus. Bonjour, au revoir, bonne nuit, adieu. Bien
des choses à M. Guireau 1
Il fait ces préparatifs de faux départ qui consistent à
prendre son chapeau et sa canne et à les poser pour
les I éprendre encore et les reposer.
38 LE PLAISIR DE ROMPRE
BLANCHE, avec une mélancolie douloureuse, sans regarder
Maurice.
Fallait-il finir si misérablement 1 C'est avec des
insultes que vous me quittez, quand vous êtes venu,
ce soir que rien ne vous y forçait, en bon garçon
désireux d'être loyal et tendre jusqu'au bout. Nous
étions fiers l'un de l'autre. Les amants ne valent
que par les souvenirs qu'ils se laissent et nous tâ-
chions, c'était un joli effort, de nous laisser des sou-
venirs précieux. Ah ! maladroit I
■ MAURICE revient lentement.
Oui, maladroit. Je gâte tout. Vous ne cessez pas
d'être une adorable amie et moi je ne réussis qu'à
vous révolter. Je me reconnais bien là. Je me fais
toujours de grandes promesses que je ne peux ja-
mais tenir. Rien ne me changera. Je prévois que je
ne tourmenterai pas qu'une femme dans ma vie, et
pour continuer, dès que je vous aurais quittée, j'irai,
comme vous le disiez tout à l'heure, retrouver l'autre,
celle qui m'attend là-bas, et si elle n'est pas un ange
de docilité, sincèrement je la plains.
BLANCHE
Voilà que vous vous noircissez. Au fond, vous
n'êtes pas méchant, mais quelquefois vous éprou-
vez du plaisir à dire des choses dures.
MAURICE
Si vous croyez que ça m'amuse toujours!
BLANCHE
Je sais que vous ne les pensez pas.
LE PLAISIR DE ROMPRE SQ
MAURICE
Non. Malgré moi, elles me passent toutes seules
par la tête.
BLANCHE
Jusqu'à présent, votre conduite était irréprocha-
ble. Tout allait si bien! Qu'est-ce qui vous a pris?
MAURICE
Je ne sais pas... Un accès.
BLANCHB
Allons, vous n'avez eu que ce petit instant d'er-
reur, et je vous pardonne.
Elle lui tend la main.
MAURICE
Vous pardonnez toujours ! mais votre pardon ne
m'excuse pas. (Lui tenant les mains.) Manquée à cause
de moi; ratée notre rupture!... Malin, va! Il ne me
reste qu'à vous débarrasser de ma piteuse personne.
Pourvu que je ne revienne pas machinalement de-
main!... Où en étions-nous? Tout est réglé? Vous
ne me devez rien, je ne vous dois rien?
BLANCHE
Oh! voulez-vous un reçu?
MAURICE
Ah! un reçu daté et signé que je jetterais galam-
ment le jour des noces, dans la corbeille de ma-
ri a 'je...
40 LE PLAISIR DE ROMPRE
BLANCHE
Faites attention !
MAURICE
Oui, je sens que chaque parole que je prononce
maintenant ne peut être qu'une maladresse de plus.
Tantôt j'ai l'air de quitter une compagne de
voyage : moi, je suis arrivé, je descends et je salue,
correct et banal; et tantôt je voudrais dire quelque
chose de très profond, de très doux, de décisif, le
mot de la fin; je ne trouve pas. Je ne peux cepen-
dant pas sortir à l'anglaise. Mon Dieu, inspirez un
pauvre homme, et vous-même, ma triste et géné-
reuse amie, aidez-moi.
BLANCHE
Vous me faites peine et pitié! Ne vous torturez
pas. Ne cherchez rien. Ne dites rien et allez-vous en.
MAURICE
Je m'en vais. Si au moins j'étais sûr que vous
êtes calmée.
BLANCHE
Je suis calme. Allez et soyez heureux... Et votre
petit paquet sur la table?
MAURICE, qui s'en allait, revient.
Oui, j'y pense... Si vous pouviez reposer vos
nerfs fatigués, dormir.
BLANCHE
J'essaierai. Je suis lasse. Laissez-moi, je voudrais
être seule.
LE PLAISIR DE ROMPRE 4I
MAURICE
Appuyez-vous sur ce coussin. Voulez-vous que je
baisse la lampe?
BLANCHE
Non. Ce serait lugubre. Arrangez le feu; je fris-
sonne. (Maurice se précipite pour arranger le feu, puis il va,
sur la pointe du pied, baiser la main de Blanche.) VouS
êtes encore là?
MAURICE
Chut ! ne vous occupez pas de moi, je suis parti. II
n'y a plus personne près de vous.
BLANCHE
Quel vide ( Que de choses vous emportez !
MAURICE, soulevant la tenture.
Il VOUS reste le beau rôle.
Il sort. — La tenture se referme. Blanche regarde.
Rideau.
LE PAIN DE MÉNAGE
COMÉDIE EN UN ACTE
Représentée, pour la première fois, le i6 mars 1898, au Figaro^
A
TRISTAN BERNARD
Souvenir de notre affectueuse entente.
PERSONNAGES
MARTHE.
PIERRE. ,
Au Figaro.
M»«
Marthe Brandès.
M.
Lucien Guitry.
Aux Mathurins.
Mil.
Blanche Toutain.
M.
Tarride.
Au Gymnase.
Mlle
Andrée Mégard
M.
GÉMIEK.
A
La Renaissance.
MU«
Jane Heller
M.
Frédal
LE
PAIN DE MÉNAGE
Un salon de campagne, — fenêtres sur jardin, — porte
à droite et à gauche.
PIERRE, MARTHE.
Pierre se promène d'une fenêtre à l'autre. iMarthe est assise
près d'une table à thé.
MARTHE. Elle a la figure étonnée et rieuse d'une femme qui
ne veut pas croire ce qu'on rieni de lui dire.
Comment! Depuis que vous êtes marié, vous n'a-
vez jamais eu de maîtresse?
PIERRE
Jamais.
MARTHE
Vous pouvez bien me le dire, puisque nous cau-
sons librement. N'ayez pas peur qu'on vous en-
48 LE PAIN DE MÉNAGE
tende?... (Elle désigne un des côtés du chalet.) Votre
femme veille près de sa petite filb qui était toute
grognon au dîner ; elle craint une mauvaise nuit,
mais ce ne sera rien.
PIERRE
Je l'espère.
MARTHE
Les dents, peut-être)
PIERRE
Sans doute, je ne sais pas.
MARTHE
Chère petite! Sa maman ne la quitterait pas pour
vous surprendra aux pieds d'une autre femme.
Allons, dites-le moi.
PIERRE
Je vous le dis : jamais.
MARTHE
Vous ne me le diriez pas.
PIERRE
Je vous le dirais, pour me faire valoir,
MARTHE
Au moins, vous avez eu des tentations?
PIERRE
Nonl... Ah! si, une.
LE PAIN DE MÉNAGE <{Q
MARTHE
Dites?
PIERRE
Je me rappelle qu'un jour, dans la rue, à je ne
sais quel passage de princes exotiques, j'ai bous-
culé une jeune dame pas mal, très bien, ma foi,
qui a daigné sourire à mes excuses. Il y avait tant
de monde, sans compter un kiosque de journaux qui
ne voulait pas se déranger, qu'elle ne voyait rien,
ni moi non plus. Nous nous sommes mis à l'écart.
Comme je lui débitais des galanteries vagues, elle
m'a donné son adresse exacte et elle m'a invité à
lui faire une visite. Je ne l'ai pas faite. J'ai envoyé
à ma place une boîte à gants, vide.
MARTHE
Pourquoi vide?
PIERRE
Parce que ça coûte moins cher.
MARTHE
C'était si peu de chose, votre dame?
PIERRE
C'est ce que j'ai de plus mondain a vous ofFrir,
Le reste ne vaut pas un aveu.
MARTHE
Si, si, ça m'intéresse, je raffole de ces confiden-
ces.
SO LE PAIN DE MÉNAGE
PIERRE
Je me rappelle qu'une autre fois... ohl non...
MARTHE
Si, si!
PIERRE
... je regardais une petite bonne qui venait d'en-
trer à la maison. Elle essuyait les meubles de mon
cabinet de travail avec une application sournoise.
Elle rôdait d'un pied de table à un bâton de chaise.
Il faisait lourd, orageux. Elle reluisait comme une
tartine. Elle m'agaçait. Brusquement... vous me
faites rougir... je l'ai embrassée un bon coup.
MARTHE
Quelle horreur 1 Sur la joue?
PIERRE
Je ne sais pas, au juger, sans voir. Et je me suis
sauvé 1
Ohl le lâche!
MARTHE
PIERRE
Lâche et méchant, car au premier prétexte je l'ai
fait flanquer à la porte. Je ne sais pas si elle a
compris quelque chose à son aventure.
MARTHE
Elle aurait dû demander des explications à votre
femme. Et une autre fois?
LE PAIN DE MÉNAGE 5l
PIERRE
C'est tout. Ah! dame! ce n*est pas riche. Ayez
pitié d'un pauvre homme. Il y a des maris fidèles.
J'en suis un.
MARTHE
Vous croyez à la fidélité des hommes?
PIERRE
Je crois à la mienne, je suis bien forcé. Je crois
encore à celle de votre mari. Et vous?
MARTHE
Sans effort. Et depuis combien d'années êtes-vous
marié?
PIERRE
Douze. Je me suis marié jeune, dès que j'ai eu
l'âge de raison.
MARTHE se lève, moqueuse.
Douze !
PIERRE
Et je ne compte pas les mois de fiançailles.
MARTHE
Laissez-moi vous regarder.
PIERRE
Regardez, regardons-nous. Je ne me lasserai pas
le premier. Ça m'est égal d'avoir l'air ridicule de-
vant vous. Je sais que vous ne vous fiez pas aux
apparences.
52 LE PAIN DE MÉNAGE
MARTHE
Vous, ridicule I Vous méritez du bronze et une
niche. Vous êtes un saint.
PIERRE
Mais vous qui faites le malin, voulez-vous me
dire si vous avez eu des amants ?
MARTHE
Cette question, à moi 1 Des amants, au pluriel t
Pourquoi faire ?
PIERRE
Pour tromper plusieurs fois votre mari... J'exa-
gère ?
MARTHE
Totalement.
PIERRE
Vous n'avoueriez pas.
MARTHE
Mais si, ça me ferait valoir.
PIERRE
Comme on a dû vous faire la cour >
MARTHE
Pas tant que vous croyez.
PIERRE
Cette blague I
LE PAIN DE flîÉNAGE 53
MARTHE
Non, coquetterie à part. Jeune fille, j'ai mis en
flamme, comme toutes les jeunes filles, un cœur ou
deux ; on a fait une chute de cheval sous mes fenê-
tres...
PIERRE
Ohl
MARTHE
On l'a faite adroitement, ça compte tout de
même et je m'en honore ; mais depuis, rien. Une
fois mariée, je n'ai pas eu la curiosité de regarder
par la fenêtre.
PIERRE
Craignez- VOUS que votre mari écoute?... La
chasse d'aujourd'hui l'a rompu. Il dort — (Pierre dé-
signe l'autre côté du chalet.) — dans son lit, en toute
sécurité. Vous osez me dire qu'aucun homme ne
s'est encore risqué.
MARTHE
Je le soutiens.
PIERRE
La mémoire vous fait défaut, on vous a écrit des
lettres ?
MARTHE
On savait bien que mon mari, après les avoir lues,
m'aurait défendu de répondre.
54 LE PAIN DE MÉNAGE
PIERRE
C'est fort.
MARTHE
C'est comme ça.
PIERRE
Je me demande à quoi les hommes qui vous con-
naissent occupent leurs loisirs.
MARTHE
Mon ami, ces choses-là se passent à peu près de
la même façon dans tous les milieux. Les hommes,
sans cesse à l'affût, il est vrai, ne s'approchent
pourtant que si on leur fait signe.
PIERRB
Quel signe?
MARTHE
Oh ! il varie avec le milieu et il échappe aux in-
différents comme vous. Mais il y a toujours un si-
;gne.
PIERRB
Faites-le, pour voir.
MARTHE
Non, je ne veux pas faire de signe, à personne.
Voilà mon secret.
PIERRE
Quoi I vous n'avez rien à la conscience que je
LE PAIN DE MÉNAGE 55
pourrais vous reprocher : une peccadille, une tache
imperceptible ?
MARTHE
Il n'y a pas que vous d'immaculé, mon ami. Je
vous assure que je vous le dirais. Entre nous, ça
n'a aucune importance.
PIERRE
Aucune. Vous voyez bien que, vous aussi, vous
n'êtes qu'une honnête femme, et vous ne serez ja-
mais qu'une honnête femme.
MARTHE
Vous me dites ça avec mépris.
PIERRE
Je vous le dis avec respect : vous ne serez jamais
qu'une honnête femme.
MARTHE
Oh! Oh!
PIEKRB
Ahl Ah!
MARTHE
Vous m'engagez trop. Je suis une honnête femme
jusqu'à présent. Mais je ne crie pas, sur les toits,
que je serai toujours une honnête femme. Est-ce
que je le sais ? A la vérité, je n'en sais rien. Je n'ai
aucune envie de tromper Alfred, et pourtant je se-
rais désolée d'avoir la certitude de ne jamais le
56 LE PAIN DE MÉNAGE
tromper. Ce serait là une certitude un peu niaise,
un peu humiliante. Je réponds d'hier, je réponds
même d'aujourd'hui. Je ne prétends pas que ce soit
héroïque, mais c'est déjà suffisant.
PIERRE
Et vous faites vos réserves pour l'avenii.
MARTHE
Je fais la part de l'imprévu, des heures de crise,
où tout ce qu'on s'était juré et rien, c'est la même
chose. Je refuse de prononcer des vœux de fidélité
éternels. Je suis une honnête femme qui doute quel-
quefois de sa résistance. Ma vie, jusqu'à ce jour, a
glissé droite et légère, sur une glace pure. Mais il
faut craindre l'accident. Je le crains. Je l'imagine,
et je frissonne de peur. C'est très agréable.
PIERRE
Voilà ! voilà ! Vous parlez en femme qui n'est
pas sotte. Vous tomberez, s'il le faut, demain ou
après-demain. On ne peut pas fixer la date d'un
accident.
MARTHE
J'accorde seulement qu'il est possible.
PIERRE
Probable.
MARTHE
Non, il me répugne de préciser davantage. L'i-
dée perverse m'amuse d'abord, mais je sens vite
L^ PAIv DE MÉNAGE
que la chose n'aurait rien de drôle, n'importe quand
et n'importe avec qui. Pour que l'image de l'adul-
tère ne me fasse pas baisser d'écœurement les yeux,
il faut qu'elle reste dans le vague et le lointain.
PIERRE
Elle peut vous mener loin.
MARTHB
Je ne suis pas pressée.
PIERRE
Ni moi, ni votre mari non plus, ni ma femme
non plus. Ainsi, dans ce rustique chalet, où nous
vous offrons, pour quelques semaines d'automne,
une hospitalité amicale, il y a réunies quatre per-
sonnes mariées, et, par un hasard extraordinaire,
ces quatre personnes sont toutes les quatre d'une
fidélité à l'abri des coups de foudre. Vous aimez
bien votre mari, votre mari vous aime bien, ma
femme m'aime bien et j'aime bien ma femme. Sous
le même toit, sur deux ménages, il y a deux ména-
ges modèles. Deux sur deux ! Nous réalisons le
maximum... sauf erreur.
MARTHB
Moi, je n'en cherche pas.
PIERRE
Vous auriez tort : votre mari est jeune, beau
garçon...
LE PAIN DE MÉNAGE
MARTHE
Distingué.
PIERRE
Beau garçon, plus beau garçon que moi. Il est
moins fort, mais il a une bonne santé.
MARTHE
Excellente ; un peu sujet aux migraines.
PIERRE
Ce n'est pas grave. Cela vient de ce qu'il pos-
sède, dans toute l'acception du mot, la plus jolie
femme de Paris.
MARTHE
Une des plus jolies femmes
PIERRE
0ht pendant que j'y étais!.. Et comme il vous
aîme beaucoup...
MARTHE
Beaucoup.
PIERRE
Et que vous l'aimez beaucoup...
MARTHE
Beaucoup.
PIERRE
Je conclus que vous ne vous ennuyez pas
LE PAIN DE MÉNAGE 59
MARTHE
Rarement. Mais plaignez-vous donc. Vous n'êtes
pas mal.
PIERRE
Je suis mieux que ça.
M ART H B
Quant à votre femme...
PIERRE
Vous avez une manière discrète d'insister sur
mes mérites personnels !
MARTHE
C'est que j'ai hâte de faire l'éloge de votre femme,
qui vaut encore mieux que vous, quel que soit vo*
tre prix. C'est une perle.
PIERRE, gravement.
Inestimable.
MARTHE
Elle a un genre de beauté bien à elle.
PIERRE
Et bien à moi.
MARTHE
Je ne lui connais que des qualités : elles les a tou»
tes.
PIERRE
Elle a même des vertus. C'est la seule femme de
notre monde qui ait des vertus.
60 LE PAIN DE MÉNAGE
MARTHE
La seule?
PIERRE
Ne réclamez pas. Une vertu, une vraie vertu,
c'est trop sérieux pour vous.
MARTHE
Ah! et citez-moi, s'il vous plaît, une vertu à la-
quelle je ne puisse prétendre.
PIERRE
Je cite au hasard, la première venue, la bonté.
MARTHE
Je ne suis pas bonne ?
PIERRE
Si, de cette espèce de bonté qui n'abîme pas le
teint.
MARTHE
Comment ? Je ne suis pas bonne pour mon mari,
pour mes enfants, mes amis?
PIERRE
Et pour vos pauvres. En effet, votre mari vous
brutalise, vos enfants sont des monstres que les
photographes se disputent, vos amis vous assom-
ment de compliments, et les pauvres ne vous disent
même pas merci; cependant vous n'en voulez ni
aux uns, ni aux autres. Et comme toute votre bonté
y passe, vous n'en avez jamais de reste.
LE PAIN DE MÉNAGE 6l
MARTHE
Votre femme est plus généreuse?
PIERRE
Ohl n'essayez pas de lutter. Dans n'importe
quelle occasion de se dévouer, Berthe vous battrait
Exemple?
MARTHE
PIERRE
Exemple : Si votre mari vous trompait, que te-
riez-vous ?
MARTHE, sans hésiter.
J'ai deux projets, à mon choix : Premièrement,
si mon mari me trompe, je le trompe tout de suite,
tout de suite, avec le plus voisin de ses amis. Et ce
sera si vite fait, que mon mari et moi, nous ne sau-
rons même plus lequel des deux aura commencé.
PIERRE
Quoique vulgarisée, cette méthode ne me déplaît
pas. Nous habitons la môme rue à Paris : j'ai des
chances. Voyons l'autre.
MARTHE
Le soir même du jour où je m'apercevrai de quel-
que chose, et chaque soir, jusqu'à ce que la leçon
profite, je me ferai si tendre et si exigeante, que
mon mari ne paraîtra plus à sa maîtresse qu'un
amant hors de service.
6a LE PAIN DE MÉNAGB
PIERRE
C'est assez original, mais d'une exécution péni-
ble.
MARTHE
C'est un tour de force. Je peux ne pas réussir,
mais si je réussis, quel dédain pour Alfred, quand
je l'aurai ruiné I
PIERRE
Comme vous êtes bonne!
MARTHB
Je suis juste.
PIERRE
La bonté se moque un peu de la justice.
MARTHE
Que ferait donc votre femme à ma place?
PIERRE
Je la questionne souvent. — « Que ferais-tu? lui
dis-je. — Ne parlons pas de ça, dit-elle. — Parlons-
en; tout arrive. — Je ne peux pas croire que ce
malheur puisse m'arriver. — Moi non plus, mais
je suppose. — Tais-toi, dit-elle, tu me tourmentes.
— Ma chère petite, lui dis-je, il est impossible que
tu n'aies pas tes idées sur l'adultère, une théorie
comme toutes les femmes. Tu y penses quelquefois.
— Jamais, dit-elle. — Penses-y donc un instant,
réfléchis une minute et réponds : c'est pour rire.
Si je te trompais, que ferais-tu? — J'aurais beau-
LE PAIN DE MÉNAGE 63
coup de chagrin. — Je l'espère bien. D'ailleurs,
j'en aurais peut-être plus que toi. Mais après) te
vengerais-tu? me pardonnerais-tu? Que ferais-tu>
— Rien, rien. — » — Et si j'insiste encore, elle se
met d'avance à pleurer.
MARTHE
C'est ce que vous appelez de la bonté?
PIERRE
C'est ce que toutes les femmes qui en sont inca-
pables appellent de la bêtise.
MARTHE
Mais, mon ami, quand on a une femme comme
la vôtre, on reste chez soi.
Elle s'éloigne.
PIERRE
C'est ce que je fais, depuis douze ans. Bonsoir!
MARTHE, avec simplicité.
Ohl pardon I Bonsoir.
PIERRE
Naturellement, bonsoir ! Puisque vous êtes la plus
heureuse des femmes, et moi le plus heureux des
hommes, puisque l'union de nos ménages est indé-
chirable, que faisons-nous là, tous deux, à dix heu-
res passées, tandis que ma femme veille et que
votre mari dort> Ça ne vaut rien au bonheur de se
coucher si tard. Allez le rejoindre 1 Je vais la retrou-
ver.
04 LE PAIN DE MÉNAGE
Allons.
MARTHE
PIERRE
Car il est inexplicable, notre faible pour ce sujet
de conversation. Dès que nous sommes seuls, dans
ce salon, dans le jardin ou à la promenade, tout à
coup votre œil s*anime et je sens que je vais briller :
« Que pensez-vous de l'amour? »
MARTHE
« Avez-vous un amant? »
PIERRE
« Aurez-vous bientôt une maîtresse? Où la mettrez-
vous? )) C'est notre petit jeu préféré.
MARTHE
Il est innocent, puisqu'il se termine chaque fois
par le double éloge de votre femme et de mon
mari.
PIERRE
Mais pourquoi parlons-nous d'autre chose en leur
présence?
MARTHE
On ne parle bien de ces choses- là qu'à deux.
PIERRE
Mais alors, madame, c'est avec votre mari qu'il
faut en parler. Et je vous en défie. Vous ne tarde-
riez guère à bâiller. Pourquoi?
LE PAIN DE MÉNAGE 65
MARTHE
Parce qu'Altred peut m'aimer sans me parler
d'amour. C'est un passionné qui serre les dents. Il
déteste ce genre de conversation. Il le trouve stu-
pide. Il prétend qu'on n'y dit que des sottises.
PIERRE
Les imbéciles, mais vous et moi?
MARTHE
Nous sommes les deux personnes les plus spiri-
tu'jlles que nous connaissions.
PIERRE
Et n'est-ce pas que vous prenez plaisir à nos ba
vardages>
MARTHE
Oui, je l'avoue.
Ils se sont assis.
PIERRE
Un plaisir que vous ne devez pas à votre mari
que vous aimez, et que vous me devez, à moi que
vous n'aimez pas, que vous n'aimez pas ! ce qui
m'est bien égal, puisque je ne vous aime pas.
MARTHE
Dieu merci! je le dirais tout de suite à votre
femme.
PIERRE
Berthe refuserait de vous croire. Elle est très
tranquille. Nous sommes tous très tranquilles. Mais
5
66 LE PAIN DE MÉNAGE
puisque sans nous aimer, chère madame, nous ne
nous plaisons qu'à parler d'amour, qu'est-ce que ce
plaisir qui ne mène à rien?
MARTHE
Le plaisir toujours à la mode, le plaisir de flirter.
PIERRE
Oh t flirter, ce mot-là m'énerve. Flirt! flirt! c'est
crispant comme une automobile sous pression. Lais-
sez donc aux Anglais leurs petits bouts de mots.
Qu'ils aient au moins ça en Angleterre.
MARTHE
Je ne tiens pas aux mots. Mettons que ce soit un
plaisir platonique.
PIERRE
Ohl platonique! C'est encore plus laid. Ça sent
Toffice et la pharmacie. De grâce, choisissez vos
expressions, quand il s'agit...
MARTHE
De quoi ? il me semble que vous n'êtes plus clair.
PIERRE
De notre bonheur même. Oui, oui, oui, ce plai-
sir d'être là, seuls, l'un près de l'autre, de dire
des riens, avec mystère, de célébrer, avec pompe,
les louanges de nos ménages et de traiter comme
des psychologues professionnels, mais en cachette,
toutes les questions de l'amour, c'est la preuve que
vous vous vantez et que je me vante et que votre
bonheur parfait est surfait.
LE PAIN DE MÉNAGE 67
MARTHE
Vous VOUS trompez ; moi, je suis absolument heu-
reuse.
PIERRE
Ce n'est pas vfai I
MARTHE
Mon ami, prenez garde.
PIERRE
Oh ! je prends garde. Je me garde de toute plai-
santerie vulgaire sur votre mari. C'est un homme
que je place très haut dans mon estime et qui me
vaut bien.
MARTHE
Vous le flattez.
PIERRE
Je lui rends justice.
MARTHE
C'est réciproque.
PIERRE
Entendu. Mais il y a des choses qu'il ne sait pas
vous dire comme je vous les dirais. Et cela vous
manque, si, si. Etes-vous femme, oui ou non?
MARTHE
Non. — Quelles choses >
PIERRE
Il ne sait pas vous dire comme moi, que vous êtes
58 LE PAIN DE MÉNAGE
me femme d'un goût exquis et que vous vous ha-
jillez... comme une fleur!
MARTHE
Berthe aussi s'habille très bien.
PIERRE
Elle ne porte que du classique. — Il ne se rap-
pelle pas, comme moi, votre mari, certain chapeau
de l'année dernière, tout chargé de cerises rouges,
il fallait être vous, pour porter, avec une témérité de
vieux révolutionnaire, un chapeau de cette crânerie.
il éclatait sur le boulevard. Il affolait les yeux. On
ne voyait que vos cerises. Il devait donner l'envie
aux gamins d'y grimper et de ne pas vous en lais-
ser une. Et il vous allait ! Il vous allait I
MARTHE
Il m'allaitbien, n'est-ce pas?
PIERRE
Il vous allait comme le beau tempç à la nature.
MARTHE
C'est gentil, ça.
PIERRE
Tiens, parbleu I je vous crois. Et ces gentilles-
ses-là, est-ce votre mari qui vous les dirait?
MARTHE
11 m'en a dit.
LE PAIN DE MÉNAGE ÔQ
PIERRE
Il ne vous en dit plus.
MARTHE
Quelques-unes.
PIERRE
Pas souvent.
Quelquefois.
MARTHE
PIERRE
Il vous en dira de moins en moins, je vous l'af-
firme. Et je le trouve excusable. C'est fatigant à la
longue. Il a perdu l'habitude. Je parie qu'il ne vous
dit pas que vous êtes intelligente?
MARTHE
Oh ! ça ! ,
PIERRE
Je ne veux pas dire que vous ne faites que rouler
dans votre tête des pensées de Pascal. Mais vous
avez l'intelligence du geste, du regard, du sourire,
de la réplique ! A chaque trait qui vous frappe, voub
étincelez.
MARTHE
Je place mon mot, comme une autre, à l'occasion.
C'est moins un mot d'esprit qu'un mot du cœur.
PIERRE
Cet air modeste I Mais vous êtes une Parisienne
70 LE PAIN DE MÉNAGB
exceptionnelle et rayonnante, qui sait tout, qui lit
tout, qui peut tout dire et tout juger. Car c'est in-
croyable : vous auriez le droit d'être frivole, évapo-
rée, aérienne, et vous avez du bon sens, du gros
bon sens.
MARTHE
J'ai mes petites idées et j'y tiens.
PIERRE
C'est énorme. Plus intelligente, vous le seriez
trop. Vous ne laisseriez rien aux messieurs qui vous
détesteraient. Voilà ce que votre mari ne vous dit
jamais. Il ne vous dit même plus que vous êtes jo-
lie. (Marthe déjà rêveuse ne re'ponci pas.) Je m'en dou-
tais. Et pourtant il le sait ; d'ailleurs tout le monde
le sait : vous êtes unanimement jolie.
MARTHE
Mais il est de plus en plus gentil. Qu'est-ce qu'il
a donc, ce soir ?
PIERRE
Je ne vous accable pas d'injures, hein 1 Essayez
de vous fâcher.
MARTHE
Je ne peux pas.
PIERRE
Mettez-vous en colère parce que je vous dis que
lorsque vous montez les Champs-Elysées, il y a, de
chaque côté de l'avenue, un mouvement de curiosité,
LE PAIN DE MENAGE
un vif remue-ménage de chaises. Tout s'incline sur
votre sillage, votre cocher se dresse avec plus de style,
etparmiles voituresqui semblent s'arrêter, la vôtre
roule comme un char vers l' Arc-de-Triomphe 1
MARTHE. Elle rit.
Ça, c'est drôle.
PIERRE
Oh! ce rire musical I cette alouette qui part de
votre bouche 1 Et le soir, au théâtre, si quelqu'un
murmure : La jolie femme! — je n'ai pas besoin
de chercher des yeux. Je devine que vous êtes dans
la salle. Aussitôt, je sens que je vais passer une
bonne soirée. La pièce que j'écoute moins me paraît
meilleure et le lustre éclaire double 1
MARTHE
Et vous dites que c'est fatigant?
PIERRE
Et je suis à peine en train. Vous n'imaginez pas
le nombre de fois que je pourrais vous répéter que
vous êtes non une jolie femme, mais la jolie femme,
l'idéale!
MARTHE
Oh ! oh ! où voulez-vous que je me mette >
PIERRE
Plus près de moi... (Marthe se recule.) Et je vous
en dirais bien d'autres. Je vous dirais toutes vos
grâces, et je ne me priverais pas de vous en inven-
72 LE PAIN DE MENAGE
ter, si vous n'étiez une honnête femme, si je n'étais
un homme fidèle. Mais il nous faut, ma chère amie,
renoncer tous deux aux déclarations d'amour, moi
à les faire, vous à les entendre.
MARTHE
C'est dommage.
PIERRE
C'est absurde. Je vous disais tout à l'heure que
je n'étais pas homme à me moquer de votre mari.
Je ne suis pas assez méprisable pour faire de l'iro-
nie à propos de ma femme que j'aime du fond du
cœur, que j'admire.
MARTHE
Je ne vous le permettrais pas.
PIERRE
Mais après douze ans de ménage, je ne peux pas,
moi qui aime tant ça, moi qui suis né exprès pour
ça, filer à ses pieds des phrases d'amour. Ce serait
du gaspillage.
MARTHE
Berthe ne se plaindrait peut-être point.
PIERRE
Evidemment. Elle serait très sensible. Elle rou-
girait étonnée. Mais elle est si bonne rnénagère que,
dans sa surprise, elle me répondrait quelque chose
comme : Tu vas renverser mon café!... Et désor-
LE PAIN DE MÉNAGE 73
mais, ce sera toujours ainsi, j'aurai toujours peur, si
je m'abandonne, de.casser quelque objet de ménage.
MARTHE
Je comprends. Je comprends.
PIERRB
N'est-ce pas^
MARTHE
Oui, vous finissez par aimer Berthe comme une
sœur.
PIERRE
Presque. Entre elle et moi, si ce n'est pas encore
de l'amitié, c'est déjà de l'amour retenu, alangui,
incolore et dépouillé de ses fleurs. Tenez! je songe
à ces faux arbres nains, secs et sans écorce, qu'on
voit dans les cages des jardins zoologiques. Les oi-
seaux, par nécessité, s'en contentent, mais pas les
fleurs I (Etonnement de Marthe.) Ça n'a aucun rapport,
mais sentez-vous ce que je veux dire ?
MARTHE
Oh I très bien I très bien I comme si vous m'expli-
quiez mes rêves, mes rêvasseries plutôt. Bah ! pour
quelques fleurs 1
PIERRE
Comment t pour quelques fleurs I En fait de bon-
heur, rien n'est facultatif. Tant qu'on n'a pas tout,
on a le droit de réclamer.
74 LE PAIN DE MÉNAGE
MARTHE
Notre part est déjà très enviable.
PIERRE
Oh t d'accord. Je ne me révolte pas, je ne souffre
pas le martyre, ni vous non plus. Nos ménages ne
sont pas des enfers. Ahl si nous avions le moindre
prétexte, le plus léger grief, nous ne sommes pas
plus maladroits que d'autres. Nous nous acquitte-
rions d'un banal adultère, comme tout le monde.
C'est bien difficile de tromper un mari ou une femme
qui le méritent !
MARTHE
Et ils en sont indignes !
PIERRE
Ah! s'ils le méritaient!... je vous promets que ce
ne serait pas long. Le droit, le devoir d'un homme
qui n'aime plus une femme, c'est de courir en ai-
mer une autre, immédiatement, afin que sur ce triste
monde où elle est si rare, il ne se perde pas une
parcelle de joie.
MARTHE
Et ils ne veulent pas nous mettre dans la nécessité
d'obéir à ce devoir. Rien à faire. Les misérables !
PIERRE
Je vous donne ma parole que quelquefois j'ai de
fichus moments. Je rage tout seul. Pour me calmer
j'ouvre un livre de vers. Je me crie des vers à tue-
LE PAIN DE MENAGE 7>
tête, et je me gonfle de lyrisme, jusque-là, jusqu'aux
yeux.
MARTHE
Et cela vous calme?
PIERRE
Toujours. Aucune mauvaise pensée ne résiste à
un beau vers.
MARTHE
Vous n'êtes pas difficile à soigner.
PIERRE
Non. C'est infaillible, mais, hélas ! momentané;
ma gorge s'enroue vile, le volume me tombe des
mains, mes yeux se dégrisent et je revois bientôt
mon bonheur infini et plat, pareil au vôtre, bête à
pleurer.
MARTHE
Tant pis, nous sommes heureux d'un bonheur au-
quel il faut se résigner.
PIERRE
Ce n'est pas du bonheur, c'est de la béatitude.
Encore serait-elle supportable, aujourd'hui, si on
pouvait en dire : Oh! ça ne durera pas! — Mais
j'ai à peine trente-cinq ans, moi, madame. Je ne
fais que commencer. Et vous, quel âge?
MARTHE
je n'ai pas fini non plus.
7^ LE PAIN DE MÉNAGE
PIERRE
Et VOUS êtes jolie pour vivre un siècle.
MARTHE
Une de mes grand'mères, qui était une beauté,
a vécu quatre-vingt-sept ans.
PIERRE
C'est désolant I Ah ! nous en viderons des coupes
de joie, aux noces d'argent, aux noces d'or 1
MARTHE
Aux noces de diamant.
PIERRE
Rien que des orgies, toute la vie, jusqu'à la mort î
MARTHE
C'est accablant.
PIERRE
C'est trop, c'est trop ; j'en arriverais à dire des
choses révoltantes. Ecoutez : je suis sûr que les
veufs qui paraissent si à plaindre...
MARTHE
Ils ne le sont pas ?
PIERRE
Oui, ils se lamentent d'abord, ils se désespèrent,
et pourtant, j'en suis sûr, comme le liseron dans
l'ombre noire d'un sapin, cette petite pensée sau-
vage lève bientôt dans leur douleur : à présent,
LE PAIN DE MÉNAGE 77
j'cst inévitable, je ne peux plus y échapper, il fau-
dra, tôt ou tard, que je connaisse une autre femme I
MARTHE
Touchante petite pensée à porter, en médaillon,
sur le cœur.
PIERRE
Elle finit par consoler.
MARTHE
Enfin nous ne sommes pas veufs. Quel lemède }
PIERRE
Un congé, un congé renouvelable de temps en
temps. On n'a même pas ses dimanches. Je n'en
peux plus. J'ai trop promis, par abus de confiance
en ma sagesse. Je me dégage, je me donne de Tair,
i] faut que je marche un peu. Venez avec moi faire
un tour... de promenade, à mon bras, sous les ar-
bres.
MARTHE
Au clair de cette lune >
PIERRE
Elle nous attend : Venez, je suis las de ne pou
voir qu'aimer. J'ai besoin d'adorer. Dites : voulez-
vous que je vous adore ?
MÂRTHB
Je voudrais bien.
PIERRE
Ne refusez pas ce que j'ai de meilleur, ma façon
78 LE PAIN DE MÉNAGE
de faire la cour à une femme, de lui prodiguer les
tendresses fugitives, les menus soins, les petits ca-
deaux, les galanteries, les bagatelles nécessaires, et
de lui parler une langue inconnue d'elle. Je vous
jure que je suis un vrai poète et que je possède le
don de charmer. Il ne me servait plus à rien. Il
n'était pas perdu. Je le gardais, sans savoir pour
qui. C'était pour vous, c'était pour vous! Je vous
apporte toutes mes économies d'adoration.
MARTHE
Taisez-vous, oh î taisez-vous, je ne veux pas de
vos présents de magicien.
PIERRE
Et moi, je veux vous enchanter...
MARTHE
Mais taisez- vous donc ; vous nous feriez faire des
folies.
PIERRE
Oui, oui, soyons enfin un peu fous. Je ne vous
demande pas des choses compliquées. Faisons enfin
une bêtise. Vous ne répondez pas... qu'est-ce que
vous soupirez ?
MARTHE
Hélas! une bêtise.
PIERRE '
Une belle bêtise. (Marthe se lève.) Marthe I
LE PAIN DE MÉNAGE 79
MARTHE, tristement.
Nous ne sommes pas assez bêtes ! (Puis presque gaî-
ment.) Non, non, votre idée n'est pas pratique. Oh!
Elle est séduisante, elle n'est pas pratique.
PIERRE
Oh 1 mon amie, vous allez faire la raisonnable.
MARTHE
Il est temps.
PIERRE
Je sais par cœur vos raisons.
MARTHE
Je ne raisonne pas que pour vous, je raisonne
aussi pour moi, pour me convaincre, et il m'en coûte.
PIERRE
Une parole aimable est toujours bonne à prendre.
Je vous remercie.
MARTHE
Au fond, vous savez, je suis de votre avis. Ce se-
rait excitant, ce petit congé, ce repos du mariage,
cette trêve aux affections quotidiennes du foyer. On
mettrait sur la porte : relâche à l'intérieur^ et,
comme vous dites, on irait faire un tour... qui du-
rerait ?
PIERRE
Ce qu'il durerait : je ne peux pas vous le dire à un
quart d'heure près.
80 LE PAIN DE MÉNAGE
MARTHE
C'est ce qui s'appelle s'engager à fond, et cela
vaut bien que je brise ma vie.
PIERRE
Etre adorée huit jours, le bon Dieu lui-même
n'est sûr de ça avec personne.
MARTHE
Et, cher adorateur, comme récompense, qu'exi-
geriez-vous?
PIERRE
Rien.
MARTHE
Si peu?
PIERRE
Une femme adorée ainsi accorde tout sans qu'on
l'exige.
MARTHE
Nous y voilà, aux réalités!
PIERRE
Nous y voilà, parce que vous y faites allusion.
Vous, les femmes, vous pensez toujours à ça î
MARTHE
Et vous n'y pensez jamais, vous, les hommes !
PIERRE
Pas tout de suite. Il va sans dire que, l'heure ve-
nue, ie saurais très bien embrasser une femme.
LE PAIN DE MÉNAGE 8l
MARTHE
Oui, n'est-ce pas, tout de môme?
PIERRE
Oh! vous aviez l'air de me comprendre, vous
ne me comprenez plus. Mais non, mais non, il
ne s'agit pas de scandale, de vies brisées, d'his-
toires malpropres. Je n'imaginais, moi, que quel-
que chose de rare, de bref, de très doux et d'inof-
fensif, un feu de paille où nous n^aurions brûlé que
des sentiments, et qui n'aurait pas fait plus de mal
à nos cœurs que ce rayon de lune n'altère le vitrail
qu'il traverse.
MARTHE
Mais, troubadour, charmant troubadour que vous
êtes, soyez donc simple une fois dans votre vie. Vn
congé, ça se passe quelque part. Je suis prête. Par-
tons.
PIERRE
Chère Marthe f
MARTHE
Oui, partons. Je ne tiens plus à mes fragiles rai-
sons et je ne doute plus de votre sincérité. Il n*est
pas possible qu'un homme comme vous se fasse un
jeu d'étourdir une femme avec des mots, sans savoir
où il l'entraîne. Vous le savez. Je vous crois, je vous
crois, et c'est moi qui vous dis maintenant : partoos,
mon ami, partons vite. Ah 1
82 LE PAIN DE MÉNAGE
PIERRE
Quand vous voudrez, Marthe.
MARTHE
Tout de suite, oh ! tout de suite I... Ne me laissez
pas me ressaisir. Partons, comme vous êtes, comme
je suis, sans malle, sans toilettes. Fuyons vite, vite.
Où allons-nous ?
PIERRE
Où VOUS voudrez.
MARTHE
Vous n'êtes pas fixé ?
^ PIERRE
Mais si, mais si, n'importe où, à la mer, à la
montagne, (vous êtes femme à ne déparer aucun pay-
sage), au bout du monde.
A Marseille.
Au paradisl
MARTHE
PIERRE
MARTHE
Le paradis n'est pas sur l'Indicateur Je vous
affirme que nous n'irions pas jusqu'à Nice et que
notre voyage au bout du monde s'arrêterait à Mar-
seille, à treize heures de Paris. Oh ! je vous accorde
sans peine que votre lyrisme peut supporter ce tra-
jet. Mais là, après une nuit d'hôtel, (car nous aurions
LE PAIN DE MÉNAGE 83
dormi côte à côte, inévitablement, il aurait bien
fallu), là, dans ces rues qui sentent l'huile, le savon
et la prose, sous ce soleil commercial, tout fondrait,
tout sécherait, mon teint de blonde et votre éclat
romanesque.
PIERRE
C'est à ce point que les voyages vous déforment >
MARTHE
Telle est, mon ami, la farce que nous jouerait la
seconde ville de France.
PIERRE
La troisième.
MARTHE
Oui, la troisième, si vous voulez ! Moins penauds,
toutefois, si nous avions eu la précaution de pren-
dre un billet d'aller et retour afin de revenir éco-
nomiquement par le rapide.
PIERRE
Et malheur à qui nous l'aurait fait manquer 1
Tout cela est un triomphe facile.
MARTHE
Et la rentrée, hein I Ali! la rentrée. (Elle désigne
les deux portes des deux ménages ) Est-ce que VOUS
apercevez d'ici leurs figures?
PIERRE
1) y a une bonne distance.
84 LE PAIN DE MÉNAGE
MARTHE
Ils croiraient peut-être simplement rêver, ou
peut-être qu'ils prendraient aussi leur congé.
PIERRE
Ils seraient libres. )
MARTHE
N'espérez pas qu'ils en profiteraient. Il faudrait
les affronter comme des juges. J'ai froid!
PIERRE
Vous avez peur? Votre mari vous tuerait peut-
être 1
MARTHE
Me tuerait-il? Se tuerait-il 1 Ou l'aventure lui
paraîtrait-elle du plus haut comique! Je ne sais,
mais je devine nettement l'accueil de votre femme.
Pauvre Berthe ! je la vois à l'épreuve, avec sa bonté
d'ange, sa bonté à tout faire, dont vous abusez un
peu, mon ami, dont j'abuse moi-même, car, je l'ai
remarqué, depuis que nous vivons ensemble, à la
campagne, je ne prends de la vie commune que les
plaisirs, et je lui laisse les corvées. Oh ! avec elle,
vous ne seriez pas en péril de mort. Aucune scène.
Ni reproche, ni mépris. Votre honte ne se verrait
pas sur son visage. Elle ne dirait rien. Elle évite-
rait de vous regarder. Elle vous mettrait à table.
Elle vous servirait elle-même. Elle vous laisserait
seul réparer vos forces; et cette femme de ll'Evan-
gile irait pleurer à la cuisine.
LE PAIN DE MÉNAGE 85
PIERRE
Vous êtes gaie. Vous êtes sinistre.
MARTHE
Et une fois rafraîchi, débarbouillé, tout neuf, qui
serait embêté et furieux contre lui et contre moi>
PIERRE
Oh I contre vous I
MARTHE
Qui ne me trouverait plus ni élégante, ni spiri-
tuelle, ni jolie, et me refuserait un coup de cha-
peau?
PIERRE
C'est moi.
MARTHE, très énervée.
Vous voyez comme j'ai raison.
PIERRE
Je n'insiste plus.
MARTHE
Il n'y avait pas moyen, hélas! pas moyen.
PIERRE
C'est fâcheuxl... Même, si au lieu d'être calme
et poli, j'étais entreprenant.
MARTHE
Que voulez-vous dire? Ah! vous vous dites :
86 LE PAIN DE MÉNAGE
((Naïf, j'aurais dû... » Oui, à propos I peut être que
la violence!
PIERRE
Dame!
MARTHE
Oh ! non, ne vous repentez pas, laissez en paix
la force armée.
PIERRE
Vous savez, on dit toujours ça, pour faire l'homme.
En réalité... .
MARTHE
Vous seriez aussi gêné que moi. Je vous connais,
votre imagination a une envergure (d'aigle et un
appétit (de moineau. Il vous suffit (de déplacer un
meuble pour croire que vous déménagez, et d'ou-
vrir la fenêtre pour croire que vous êtes libre. La
liberté dehors fait trop de poussière.
PIERRE
Faut-il s'en entendre dire? Vous devenez bien
mauvaise.
MARTHE
Et il vous suffit de baiser la main d'une femme
pour croire que vous trompez la vôtre. (Elle lui tend
la main.) Tenez, mon ami, voilà !
PIERRE
C'est une petite, toute petite, toute mignonne
compensation.
LE PAIN DE MÉNAGE 87
MARTHE
Dire que vous vous faites sermonner encore 1
PIERRE
Un grand garçon coname moi, je ne le ferai plus.
MARTHE
Vous devriez m'être reconnaissant!
PIERRE
Croyez à ma sincère gratitude.
MARTHE
Ne craignez pas que je vous en veuille, au moins.
PIERRE
Ah ! je savais bien que vous étiez bonne I
MARTHE
Vous m'avez dit des mots qui ne blessent pas
une femme mortellement.
PIERRE
Je ne retire rien.
MARTHB
Vous m'avez gâtée.
PIERRE
J'ai improvisé de mon mieux.
MARTHE
Vous m'avez traitée comme une déesse. Vous
m'avez émue.
88 LE PAIN DE MÉNAGE
PIERRE
Pas trop.
MARTHE
Vous in*avez presque troublée et si mon ami,
tié...
PIERRE
Ah ! vous mêlez les genres.
MARTHE
Vous ne voulez pas de mon amitié ?
PIERRE
Non, pas ce soir.
MARTHE
D'une amitié cordiale !
PIERRE
Oh I cordiale : une amitié de jour de l*an t Non,
sans cérémonies. Demain; à demain les affaires
sympathiques I
MARTHE
Adieu. Rentrons dans nos cages dorées. Vous là,
près de Berthe, moi ici...
PIERRE
Près d'Alfred?
MARTHB
Près d'Alfred.
LE PAIN DE MÉNAGE 89
PIERRE
Et je ne suis pas jaloux... Tout de même, dites,
ce vilain Alfred qui dort comme un égoïste, qui
ronfle...
MARTHB
Oh ! à peine, il ronronne.
PIERRE
Accordez-moi la faveur délicate de le laisser tran-
quille, ce soir. Ne le réveillez pas.
MARTHE
C'est promis.
Merci.
En échange?...
Oh! je le jure..
PIERRB
MARTHB
PIERRB
MARTHE
Votre femme ne doit pas dormir. Je suis certaine
qu'elle veille toujours, près de la lampe, sa fillette
calmée. Elle vous attend. Approchez vous d'elle,
sans bruit, et de tout votre cœur, embrassez-la
bien.
Rideau.
POIL DE CAROTTE
COMÉDIE EN UN ACTE
Représentée, pour la première fois, le a mers 1900
au théâtre Antoine.
A NOTRE ANTOINE
PERSONNAGES
MONSIEUR LEPIC M. Antoine
POIL DE CAROTTE M"« Suzanne Desprês.
MADAME LEPIC Eilen Andrée.
ANNETTE Renée Maupin.
La scène se passe à une heure de l'après-midi,
dans un village de la Nièvre.
POIL DE CAROTTE
Une cour bien t meublée », entretenue par Poil de Ca-
rotte. A droite, un tas de fagots rangés par Poil de Carotte.
Une grosse bûche où Poil de Carotte a l'habitude de s'as-
seoir. Une brouette et une pioche.
Derrière le tas de fagots, en perspective jusqu'au fond de
la cour, une grange et des petits « toits », toit des poules,
toit des lapins, toit du chien. — C'est dans la grange que
Poil de Carotte passe le meilleur de ses vacances, par les
mauvais temps.
Un arbre au milieu de la cour, un banc circulaire au pied
de l'arbre.
A gauche, la maison des Lepic, vieille maison à mine de
prison. Un rez-de-chaussce surélevé. Murs presque aussi
larges que hauts.
Au premier plan, l'escalier. Six marches et deux rampes
de fer. Porte alourdie de clous. Marteau.
Une culotte de chasseur, garnie de boue, est accrochée
au mur.
Au deuxième plan, une fenêtre avec des barreaux et des
volets, d'où madame Lepic surveille d'ordinaire Poil de Ca-
rotte. Un puits formant niche dans le mur.
Au fond, à gauche, une porte pleine dans un pan de mur.
C'est par cette porte qu'entre et sort le monde, librement.
Pas de sonnette. Un loquet.
Au fond, à droite, une grille pour les voitures, puis la
rue et la campagne, un clair paysage de septembre : noyers,
prés, meules, une ferme.
gà POIL DE CAROTTE
SCENE I
POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC
Poil de Carotté, nu-tête, est habillé maigrement. Il use les
effets que son frère Félix a déjà usés. — Une blouse noire,
une ceinture de cuir noir avec Técusson jaune des collé-
giens, un pantalon de toile grise trop court, des chaussons
de lisière ; pas de cravate à son col de chemise étroit et
mou. Cheveux souples comme paille et couleur de la
paille quand elle a y asàé l'hiver dehors, en meule.
M. Lepic: veston et culotte de velours, chemise blanche de
« Monsieur » empesée et un gilet, pas de cravate non
plus, une chaîne de montre en or. Un large chapeau de
paille, des galoches, puis des souliers de chasse.
Au lever du rideau. Poil de Carotte, au fond, donne de
l'herbe à ses lapins. Il vient au premier plan couper avec
une pioche les herbes de la cour. Il picche, plein d'ennui,
près de sa brouette. — M. Lepic ouvre la porte et paraît
sur la première marche de l'escalier, un journal à la
main. En entendant ouvrir la porte. Poil de Carotte a
peur. Il a toujours peur.
MONSIEUR LEPIC
A qui le tour de venir à la chasse >
POIL DE CAROTTE
C'est à moi.
MONSIEUR LEPIC
Tu es sûr ?
POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Oui, papa, tu as emmené mon frère Félix la der-
nière fois, et il vient de sortir avec ma mère qui
allait chez monsieur le curé. Il a emporté ses \v
gnes : il péchera toute la soirée, au moulin.
MONSIEUR LEPIC
Et toi, que fais-tu là ?
POIL DE CAROTTB
Je désherbe la cour.
MONSIEUR LEPIC
Tout de suite après déjeuner? C'est mauvais pour
la digestion.
POIL DE CAROTTE
Ma mère dit que c'est excellent. (Il jette la pioche:)
P.ir tons -nous?
MONSIEUR LEPIC
Oh ! pas si vite. Le soleil est encore trop chaud.
Je vais lire le journal et me reposer.
POIL DE CAROTTE, avec regret.
Comme tu voudras. (Il ramasse sa pioche.) C'est sûr
que nous irons ?
MONSIEUR LEPIC
A moins qu'il ne pleuve.
POIL DE CAROTTE, regardant le ciel.
Ce n'est pas la pluie que je crains... Tu ne par-
tiras pas sans moi?
7
gS POIL DE CAROTTE
MONSIEUR LEPIC
Tu n'as qu'à rester là. Je te prendrai
POIL DE CAROTTE
Je suis prêt. Je n'ai que ma casquette et me?
souliers à mettre... Et si tu sors par le jardin P..
MONSIEUR LEPIC
Tu m'entendras siffler le chien.
POIL DE CAROTTE
Tu me siffleras aussi?
MONSIEUR LEPIC
Sois tranquille,
POIL DE CAROTTE
Merci, papa. Je porterai la carnassière.
MONSIEUR LEPIC
Je te la prête. J'ai assez de mon fusil.
POIL DE CAROTTE
Moi, je prendrai un bâton pour taper sur les haies
et faire partir les lièvres. A tout à l'heure, papa.
En t'attendant, je désherbe ce coin-là.
MONSIEUR LEPIC
Ça t'amuse?
POIL DE CAROTTE
Ça ne m'ennuie pas. C'est fatigant au solel!.
POIL DE CAROTTE QÇ
mais à l'ombre, ça pioche tout seul. — D'ailleurs,
ma mère me l'a commandé.
M. Lepic le regarde donner quelques coups de pioche et
rentre.
SCÈNE 11
POIL DE CAROTTE, seul.
Par précaution, je vais renfermer le chien qui
dort. (Il ferme la porte d'un des petits toits.) De cette fa-
çon monsieur Lepic ne peut, pas moublier, car il
ne peut pas aller à la chasse sans le chien et le.
chien ne peut pas aller à la chasse sans moi.
Un bruit de loquet à la porte de la cour. Poil de Ca-
rotte croit que c'est madame Lepic et se remet à pio*
cher.
SCÈNE III
POIL DE CAROTTE, ANNETTE
Une paysanne pousse la porte et entre dans la cour. Elle
regarde Poil de Carotte qui tourne le dos et pioche avec
ardeur. Elle traverse la cour, monte l'escalier et trappe à
la porte de la maison. Poil de Carotte, étonné que ma-
dame Lepic passe sans rien lui dire de désagréable, risque
un oeil et se redresse.
POIL DE CAROTTE
Tiens! ce n'est pas madame Lepic. — Qui de-
mandez-vous... Mademoiselle?
/OO POIL DE CAROTTE
ANNETTE
Elle est habillée comme une paysanne qui a mis ce qu'elle
a de mieux pour se présenter chez ses nouveaux maîtres.
Bonnet blanc, caraco noir, jupe grise, panier au bras.
Madame Lepic.
POIL DE CAROTTE, sans lâcher sa pioche.
Elle est sortie.
ANNETTE
Va-t-elle rentrer bientôt ?
POIL DE CAROTTE
J'espère que oui. — Que désirez-vous î
ANNETTE
Je suis la nouvelle servante que madame Lepic
a louée jeudi dernier à Lormes.
POIL DE CAROTTE, important, lâche sa pioche-
Je sais. Elle m'avait prévenu. Je vous attendais
d'un jour à l'autre. Madame Lepic est chez mon-
sieur le curé. Inutile d'entrer à la maison. Il n'y a
personne que monsieur Lepic qui fait la sieste et
qui n'aime guère qu'on le dérange. Du reste, la ser-
vante ne le regarde pas. — Asseyez-vous sur l'es-
calier.
ANNETTE
Je ne suis pas fatiguée.
POIL DE CAROTTE
Vous venez de loin?
POIL DE CAROTTE 10
ANNETTE
De Lormes. C'est mon pays. -
POIL DE CAROTTE
Et votre malle?
ANNETTE
Je l*ai laissée à la gare.
POIL DE CAROTTE
Est-elle lourde?
ANNETTE
Il n'y a que des nippes dedans.
POIL DE CAROTTE
Je dirai au facteur de l'apporter demain matin,
dans sa voiture à âne. Vous avez votre bulletin?
ANNETTE
Le voilà.
POIL DE CAROTTE
Ne le perdez pas. — Comment vous appelez- vous?
ANNETTE
Annette Perreau.
POIL DE CAROTTE
Annette Perreau... Je vous appellerai Annette.
C'est facile à prononcer. — Moi, je suis Poil de Ca-
rotte.
AN NETTE
Plaît-il >
102 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Poil de Carotte. — Vous savez bien?
ANNETTE
Non.
POIL DE CAROTTE
Le plus jeune des fils Lepic, celui qu'on appelle
Poil de Carotte. Madame Lepic ne vous a pas parlé
de moi?
ANNETTE
Du tout.
POIL DE CAROTTE
Ça m'étonne. — Vous êtes contente d'être au
service de la famille Lepic?
ANNETTE
Je ne sais pas. Ça dépendra.
POIL DE CAROTTE
Naturellement. — La maison est assez bonne.
ANNETTE
Il y a beaucoup de travail?
POIL DE CAROTTE
Non. Dix mois sur douze, monsieur et madame
Lepic vivent seuls. Vous avez un peu plus de mal
pendant que nous sommes en vacances, mon frère
et moi. Ce n'est jamais écrasant.
POIL DE CAROTTE I03
ANNETTE
Oh 1 je suis forte !
POIL DE CAROTTE
Vous paraissez solide... D'ailleurs, je vous aide.
(Etonnement d'Annette.) Je veux dire... (Gêné, il s'ap-
proche.) Ecoutez, Annette, quand je suis en vacances,
je ne peux pas toujours jouer comme un fou; alors,
ça me distrait de vous aider... Comprenez-vous?
ANNETTE, écarquillant les yeux.
Non. Vous m'aidez? à quoi, monsieur Lepic?
POIL DE CAROTTE
Appelez-moi Poil de Carotte. C'est mon nom.
ANNETTE
Monsieur Poil de Carotte!
POIT DE CAROTTE
Pas monsieur... Monsieur Poil de Carotte t.. Si
madame Lepic vous entendait, elle se tordrait. Ap-
pelez-moi Poil de Carotte, tout court, comme je
vous appelle Annette.
ANNETTE
Poil de Carotte, ce n'est pas un nom de chrétien.
Vous avez un autre nom, un petit nom de baptême.
POIL DE C^^ROTTE
Il ne sert pas depuis le Laptême... On l'a oublié.
ANNETTE
Où avez- vous pris ce surriom ?
[04 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
C'est madame Lepic qui me l'a donné, à cause
de la couleur de mes cheveux.
ANNETTB
Ils sont blonds.
POIL DE CAROTTE
Blonds ardents. Madame Lepic les voit rouges,
elle a de bons yeux. Appelez-moi Poil de Carotte.
AN NETTE
Je n'ose pas.
POIL DE CAROTTE
Puisque je vous le permets!
AN NETTE
Poil... de...
POIL DE CAROTTE
Puisque je vous l'ordonne. — Et prenez cette ha-
bitude tout de suite, car dès demain matin, — ce
soir je vais à la chasse avec monsieur Lepic, — dès
demain matin, nous nous partagerons la besogne.
AN NETTE
Que me dites-vous là!
Elle rit.
POIL DE CAROTTE, froid.
Vous êtes de bonne humeur.
ANNETTB
Excusez-moi.
POIL DE CAROTTE I05
POIL DE CAROTTE
Oh! cane fait rien!.. Entendons-nous, afin que
Pun ne gêne pas l'autre. Nous nous levons tous deux
à cinq heures et demie précises.
ANNETTE
Vous aussi?
POIL DE CAROTTE
Oui. Je ne fais qu'un somme, mais je ne peux
pas rester au lit le matin. Je vous réveillerai. Nos
deux chambres se touchent, près du grenier. Aussi-
tôt levé, je m'occupe des bêtes. J'ai une passion pour
les bêtes. Je porte la soupe au chien. Je jette du
grain aux poules et de ] 'herbe aux lapins. — De
votre côté vous allumez le feu et vous préparez les
déjeuners de la famille Lepic. Madame Lepic...
ANNETTE
Votre mère?
POIL DE CAROTTE
Oui... prend du café au lait. Monsieur Lepic...
ANNETTE
Votre père?
POIL DE CAROTTE
Oui, — ne m'interrompez pas, Annette, — Mon-
sieur Lepic prend du café noir et mon frère Félix
du chocolat.
ANNETTE
Et vous?
I06 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Vous, Annette, on vous gâtera les premiers jours.
Vous prendrez probablement du café au lait, comme
madame Lepic. Après elle avisera.
ANNETTE
Et vous?
POIL DE CAROTTE
Oh I moi, je prends ce que je veux, dans le buf-
fet, un reste de soupe, je mange un morceau de
pain sur le pouce, je varie, ou rien. Je n'ai pas une
grosse faim au saut du lit.
ANNETTE
Vous n'aimez pas, comme votre frère, monsieur
Félix, le chocolat?
POIL DE CAROTTE
Non, à cause de la peau. — Toute la matinée je
travaille à mes devoirs de vacances. — Vous, Annette,
vous ne vous croisez pas les bras; vous attrapez les
chaussures, graissez à fond les souliers de monsieur
Lepic.
ANNETTE
Bien.
POIL DE CAROTTE
Ne cirez pas trop les bottines, le cirage les brûle.
ANNETTE
Bien, bien.
POIL DE CAROTTE IO7
POIL DE CAROTTE
Vous faites les lits, les chambres, le ménage.
Ah 1 je vous tirerai vos seaux du puits: vous n'au-
rez qu'à m'appeler, c'est de l'exercice pour moi...
Tenez, que je vous montre. (Il tire avec peine un seau
d'eau qu'il laisse sur la margelle.) Ça me fortifie... Tant
que vous en voudrez, Annette. — Cuisinez-vous un
peu?
ANNETTE
Je sais faire du ragoût.
POIL DE CAROTTE
C'est toujours ça; mais vous ne serez guère au
fourneau. Madame Lepic est un cordon bleu, et
quand elle a bon appétit, on se lèche les doigts. —
A midi sonnant je vais à la cave.
ANNETTE
Ah ! c'est vous qui avez la confiance ?
POIL DE CAROTTE
Oui, Annette, c'est moi, et puis l'escalier est dan-
gereux. Ces fonctions me rapportent : je vends les
vieilles feuillettes à mon bénéfice, et je place l'argent
dans le tiroir de madame Lepic. — N'ayez crainte,
Annette, parce que j'ai la clef de la cave, vous ne
serez pas privée de vin.
ANNETTE
Oh ! une goutte, à chaque repas...
10 ^ POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Moi, jamais... Le vin me monte à la tête ; je ne
bois que de notre eau, qui est la meilleure du vil-
lage. — Bien entendu, vous servez à table. On change
d'assiettes le moins possible.
AN NETTE
Tant mieux I
POIL DE CAROTTE
C'est à cause des assiettes. Après le repas, la
vaisselle. Quelquefois je vous donne un coup de
main.
AN NETTE
Pour la laver }
POIL DE CAROTTE
Pour la ranger, Annette, quand on a sorti le beau
service !
ANNETTE
Il y a souvent de la société ?
POIL DE CAROTTE
Rarement. Monsieur Lepic, qui n'aime pas le
monde, fait la tête aux invités de madame Lepic et
ils ne reviennent plus. — Par exemple, le soir, An-
nette, je n'ai rien à faire.
ANNETTB
Rien ?
POIL DE CAROTTE lOy
POIL DE CAROTTE
Presque rien. Je m'occupe à ma guise, en fumant
une cigarette.
ANNETTB
Ohlohf
POIL DE CAROTTE
Oui, monsieur Lepic m'en offre quelquefois, et ça
l'amuse, parce que ça me donne un peu mal au
cœur. — Je bricole, je jardine, je cultive des fleurs,
j'arrache un panier de pommes de terre, des poi?
secs que j'écosse à mes moments perdus.
AN NETTE
Quoi encore ?
POIL DE CAROTTE
Oh I je ne me foule pas. Quand vous êtes arrivée,
je désherbais la cour, sans me biler. Des oies avec
leur bec iraient plus vite que moi.
ANNETTE
Et c'est tout }
POIL DE CAROTTE
C'est tout. Je fais peut-être aussi quelques com-
missions pour madame Lepic, chez l'épicière, la
fermière, ou, à la ville, chez le pharmacien... et le
reste du temps, je suis libre.
ANNETTB
Et votre frère Félix, qu'est-ce qu'il fait toute la
journée 7
! »(> POIL DE CAUOTTE
POIL DE CAROTTE
Il n'est pas venu en vacances pour travailler. Et
il n*a pas ma santé. Il est délicat...
AN NETTE
Il se soigne.
POIL DE CAROTTE
C'est son affaire... — Pendant que je me repose,
l'après-midi, vous, Annette, ah! ça, c'est pénible,
vous allez le plus souvent à la rivière.
ANNETTE
Ils salissent tant de linge !
POIL DE CAROTTE
Non, mais il y a les pantalons de chasse de mon-
sieur Lepic: par la pluie, il rapporte des kilos de
boue. Ça sèche et c'est indécrottable. Il faut savon-
ner et taper dessus à se démettre l'épaule. Annette,
les pantalons de monsieur Lepic se tiennent droits
dans la rivière comme de vraies jambes 1
ANNETTE
Il ne porte donc pas de bottes ?
POIL DE CAROTTE
Ni bottes, ni guêtres. Il ne se retrousse môme
pas. Monsieur Lepic est un vrai chasseur. — Au
fond, je crois qu'il patauge exprès pour contrarier
madame Lepic...
ANNETTE, curieusc.
Us se taquinent ?
POIL DE CAROTTE I II
POIL DE CAROTTE
... mais comme ce n'est pas madame Lepic qui
va à la rivière, il ne contrarie que vous. Tant pis
pour vous, ma pauvre Annette, je n'y peux rien :
vous êtes la servante.
ANNETTB
Ils sont sévères ?
POIL DE CAROTTE, confidentiel.
Ecoutez, Annette, sans quoi vous feriez fausse
route : C'est monsieur Lepic qui a l'air sévère et
c'est madame Lepic... chut ! (Il entend du bruit et se
précipite sur sa pioche. Une femme passe dans la rue. Il se
rassure.; Ce chardon m'agaçait... Oui, Annette.
(II jette sa pioche, s'assied dans la brouette, met une cor-
beille de pois sur ses genoux et écosse. Annette en prend une
poignée.) Oh! laissez, profitez de votre reste... —
Oui, x^nnette, monsieur Lepic, à première vue, im-
pressionne, mais on ne le voit guère. Il est tout le
temps dehors, à Paris, pour un procès interminable,
ou à la chasse pour notre garde-manger. A la mai-
son, c'est un homme préoccupé et taciturne. Il ne
rit que dans sa barbe et encore! il faut que mon
frère Félix soit bien drôle... Il aime mieux se faire
comprendre par un geste que par un mot. S'il veut
du pain, il ne dit pas: (( Annette, donnez-moi le
pain. )) Il se lève et va le chercher lui-même, jusqu'à
ce que vous preniez l'habitude de vous apercevoir
qu'il a besoin de pain.
ANNETTE
C'est un original.
r '2 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Vous ne le changerez pas.
ANNETTE
Il VOUS aime bien?
POIL DE CAROTTE
Je le suppose. Il m'aime à sa manière, silencieu-
sement.
ANNETTE
Il n'a donc pas de langue?
POIL DE CAROTTE
Si, Annette, à la chasse, une fameuse pour son
;:hien. Il n'en a pas pour la famille.
ANNETTE
Même pour se disputer avec madame Lepic ?
POIL DE CAROTTE
Non. Mais madame Lepic parle et se dispute
toute seule, et plus monsieur Lepic se tait, plus elle
cause, avec tout le monde, avec monsieur Lepic
qui ne répond pas, avec frère Félix qui répond
quand il veut, avec moi qui réponds, quand elle
veut, et avec le chien qui remue la queue.
ANNETTE
Elle est toquée ?
POIL DE CAROTTE
Vous dites ? — Faites attention, Annette, elle n'est
pas sourde.
POIL DE CAROTTE Il3
AN NETTE
Elle est maligne 7
POIL DE CAROTTE
Pour vous^la servante, elle est bien, en moyenne.
Tantôt elle vous appelle ma fille et tantôt espèce
d'hébétée; pour monsieur Lepic, elle est comme si
elle n'existait pas ; pour mon frère Félix, c'est une
mère. Elle l'adore.
ANNETTB
Et pour vous >
POIL DE CAROTTE, Vftgue.
C'esc une mère aussi.
ANNETTB
Elle vous adore ?
POIL DE CAROTTE
Ndus n'avons pas, Félix et moi, la même nature*
ANNETTB
Elle vous déteste, hein >
POIL DE CAROTTB
Personne ne lésait, Annette. Les uns disent qu'elle
ne peut pas me souffrir et les autres qu'elle m'aime
beaucoup, mais qu'elle cache son jeu.
ANNETTE
Vous devez le inieux que n'importe qui.
3
114 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE. Il se lève et pose la corbeille de pois
près du mur.
Si elle cache son jeu, elle le cache bien.
ANNETTE
Pauvre petit monsieur I...
POIL DE CAROTTE
Une dernière recommandation, Annette. N'ou-
bliez pas, à la tombée de la nuit...
ANNETTE
Vous avez l'air plutôt gentil.
POIL DE CAROTTE
Ahl vous trouvez?.. Il paraît qu'il ne faut pas
s'y fier.
ANNETTE
Non?
POIL DE CAROTTE
Il paraît.
ANNETTE
Vous avez des petits défauts ?
POIL DE CAROTTE
Des petits et des gros. Je les ai tous. (Il compte
sur ses doigts.) Je suis menteur, hypocrite, malpro-
pre, ce qui ne m'empêche pas d'être paresseux et
têtu...
ANNETTE
Tout ça à la fois }
POIL DE CAROTTE Il5
POIL DE CAROTTE
Et ce n'est pas tout. J'ai le cœur sec et je ronfle...
Il y a autre chose... Ah! je boude, et c'est même
là peut-être le principal de mes défauts. On affirme
que, malgré les coups, je ne m'en corrigerai jamais. . .
ANNETTE
Elle vous bat >
POIL DE (ÎaROTTB
Oh I quelques gifles.
ANNETTB
Elle a la main leste ?
POIL DE CAROTTE
Une raquette,
ANNETTE
Elle vous donne de vraies gifles >
POIL DE CAROTTE, léger
Ça ne fait pas mal ; j*ai la peau dure. C'est plu
tôt le procédé qui m'humilie parce que je commence
à être un grand garçon. Je vais avoir seize ans.
ANNETTE
Je ne peux pas me figurer que vous êtes un mau-
vais sujet.
POIL DE CAROTTR
Patience, vous y viendrez.
ANNETTE
Je ne crois pas.
Il6 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Madame Lepic vous y amènera.
ANNETTE
Si je veux.
POIL DE CAROTTE
De gré ou de force, Annette ; elle vous retour-
nera comme une peau de lièvre, et je ne vous con-
seille pas de lui résister.
ANNETTE
Elle me mangerait >
POIL DE CAROTTE
Elle se gênerait!..
ANNETTE
Bigre !
POIL DE CAROTTE
Je veux dire qu'elle vous flanquerait à la porte.
ANNETTE
Si je m'en allais tout de suite ?
POIL DE CAROTTE, inquiet.
Attendez quelques jours. Madame Lepic fera bon
accueil à votre nouveau visage. Comptez sur un
mois d'agrément avec elle, et jusqu'gj ce qu'elle
vous prenne en grippe, demeurez ici, Annette, vous
n'y serez pas plus mal qu'ailleurs, et... je vous
aime autant qu'une autre.
POIL DE CAROTTE II7
ANNETTE
Je VOUS conviens ?
POIL DE CAROTTE
Vous ne me déplaisez pas et je suis persuadé que
si chacun de nous y met du sien, ça ira tout seul.
ANNETTE
Moi, je le souhaite.
POIL DE CAROTTE
Mais dites toujours comme madame Lepic, soyez
toujours avec elle, contre moi.
ANNETTB
Ce serait joli !
POIL DE CAROTTE
Au moins faites semblant dans notre intérêt ; rien
ne nous empêchera, quand nous serons seuls, de
redevenir camarades.
ANNETTB
Oh 1 je vous le promets.
POIL DE CAROTTE
Vous voyez comme j'ai le cœur sec, Annette, je
me confie à la première venue.
ANNETTE
Le fait est que vous n'êtes pas fier.
POIL DE CAROTTE
Je vous prie seulement de ne jamais me tutoyer.
Il8 POIL DE CAROTTE
L'autre servante me tutoyait sous prétexte qu'elle
était vieille et elle me vexait. Appelez-moi Poil de
Carotte comme tout le monde. . .
ANNETTE, discrètement
Non, non.
POIL DE CAROTTE
... ne me tutoyez pas.
ANNETTE
Je ne suis pas effrontée. Je vous jure que...
POIL DE CAROTTE
C'est bon, c'est bon, Annette. — Je vous disais
que j'ai une dernière recommandation à vous faire.
Monsieur Lepic et moi, nous irons tout à l'heure à
la chasse. Comme on rentre tard, j'avale ma soupe
et je me couche, éreinté. N'oubliez donc pas, ce
soir, de fermer les bètes. D'ailleurs, c'est toujours
vous qui les fermez.
ANNETTE
Un pas de plus ou de moins !
POIL DL CAROTTE
Oh 1 oh ! Annette, les premières fois que vous
traverserez cette cour noire de nuit, sans lanterne,
ia pluie sur le Jos, le vent dans les jupes...
ANNETTE
J'aurai de la veine si j'en réchappe...
POIL DE CAROTTE I IQ
POIL DE CAROTTE
Hier soir vous n'étiez pas là, j'ai dû les fermer,
et je vous certifie, Annette, que ça émotionne.
ANNETTE
Vous êtes donc peureux ?
POIL DE CAROTTE
Oh! non! permettez, je ne suis pas peureux. Ma-
dame Lepic vous le dira elle-même, je suis tout ce
qu'elle voudra, mais je suis brave. Regardez cette
grange. C'est là que je me réfugie, quand il fait de
l'orage. Eh ! bien, Annette, les plus gros coups de
tonnerre ne m'empêchent pas d'y continuer une
partie de pigeon vole !
ANNETTB
Tout seul }
POIL DE CAROTTE
C'est aussi amusant qu'à plusieurs. Quand j'ai
un gage, j'embrasse ma main ou le mur. Vous
voyez si j'ai peur ! Mais chacun nos besognes, An-
nette : une des vôtres, d'après les instructions de
madame Lepic, c'est de fermer les bêtes le soir,
et vous les fermerez.
ANNETTE
Ohl c'est inutile de nous chamailler déjà, je veux
bien, je ne suis pas poltronne.
POIL DE CAROTTE
Moi non plus I Annette, je n'ai peur de rien, ni de
120 POIL DE CAROTTE
personne. Parfaitement, de personne. (Avec autorité.)
Mais il s'agit de savoir qui de nous deux ferme les
bêtes ; or la volonté de madame Lepic, sa volonté
formelle. . .
MADAME LEPIC, Surgissant.
Poil de Carotte, tu les fermeras tous les soirs.
SCÈNE IV
Les Mêmes, MADAME LEPIC
Bandeaux plats, robe princesse marron, une broche au cou,
une onibrelle à la main.
Au moment où Poil de Carotte disait : Je n'ai peur de rien,
ni de personne, elle avait ouvert la porte, et elle écoutait,
surprenante, droite, sèche, muette, sa réponse prête.
POIL DE CAROTTE
Oui, maman.
Il attrape sa pioche et il ofl're son dos ; il se rétrécit, il
semble creuser un trou dans la terre pour se fourrer
dedans.
ANNETTE. Curieuse et intimidée, elle salue madame Lepic.
Bonjour, madame.
MADAME LEPIC
Bonjour, Annette. Il y a longtemps que vous
êtes là ?
ANNETTE
Non, madame, un quart d'heure.
POIL DE CAROTTTE 121
MADAME LEPIC, à Poil de Carotte.
Tu ne pouvais pas venir me chercher ?
POIL DE CAROTTE
J'y allais, maman.
MADAME LEPIC
J'en doute.
POIL DE CAROTTE
N'est-ce pas, Annette)
AN NETTE
Oui, madame.
MADAME LEPIC
Tu pouvais au moins la faire entrer. On ne t'ap-
prend pas la politesse à ton collège?
AN NETTE
J'étais bien là, madame, et je causais avec mon-
sieur votre fils...
MADAME LEPIC, SOUpçonnCUSC.
Ah ! vous causiez avec monsieur mon fils Poil de
Carotte... c'est un beau parleur.
POIL DE CAROTTE
Maman, je la renseignais.
MADAME LEPIC, à Poil de Carotte.
Sur ta famille. (A Annette.) Il a dû vous en dire.
22 POIL DE CAROTTE
AN NETTE
Lui , madame I c'est un trop bon petit jeune
homme.
MADAME LEPIC
Oh 1 oh I Annette, il n'a pas perdu son temps avec
vous... (A Poil de Carotte.) Ote donc tes mains de tes
poches. Je finirai par te les coudre. (Poil de Carotte
ôte sa main de sa poche.) Regardez ces baguettes de
tambour. Il userait un pot de pommade tous les ma-
tins, si on lui en donnait. (Poil de Carotte rabat ses che-
veux.) Et ta cravate?
POIL DE CAROTTE, cherche à son cou.
Tu dis que je n'ai pas besoin de cravate à la cam-
pagne.
MADAME LEPIC
Oui, mais tu as encore sali ta blouse. Il n'y aurait
qu'une crotte de boue sur la terre, elle serait pour
toi.
POIL DE CAROTTE. En louchant, il remarque que son
épaule est grise de terre.
C'est la pioche.
MADAME LEPIC, accablée de lassitude.
Tu pioches ta blouse, maintenant!
ANNETTE, pose son panier sur le banc.
Je vais lui donner un' coup de brosse, madame.
POIL DE CAROTTE 12$
MADAME LEPIC
Mais il a fait votre conquête, Annette !... Vous
avez de la chance d'être dans les bonnes grâces de
Poil de Carotte. N*y est pas qui veut. — Lais-
sez, il se brossera sans domestique. (Prévenante ) Vous
devez être lasse, ma fille; entrez à la maison vous
rafraîchir, et vous prendrez un peu de repos dans
votre chambre. (Elle ouvre la porte, et, du haut de l'esca-
lier.) Poil de Carotte, monte de la cave une bouteille
de vin.
POIL DE CAROTTE
Oui, maman.
MADAME LEPIC
Et cours à la ferme chercher un bol de crème
POIL DE CAROTTE
Oui, mamen.
MADAME LEPIC
Trotte 1 Ensuite... (A Annette.) Votre malle esta
la gare?
ANNETTE
Oui, madame.
MADAME LEPIC
Poil de Carotte ira la prendre sur sa brouette.
POIL DE CAROTTE
Ahl
124 POIL DE CAROTTE
MADAME LEPIC
Ça te gêne }
POIL DE CAROTTE
Je me dépêcherai.
MADAME LEPIC
Tu as le feu au derrière }
POIL DE CAROTTE
Non, maman, — mais je dois aller à la chasse,
tout à l'heure, avec papa.
MADAME LEPIC
Eh bien, tu n'iras pas à la chasse tout à l'heure
avec (( papa. »
POIL DE CAROTTE
C'est que mon papa...
MADAME LEPIC
Je t'ai fait déjà observer qu'il était ridicule, à ton
âge, de dire « mon papa. »
POIL DE CAROTTE
C'est que mon père me demande d'y aller et qttO
j'ai promis.
MADAME LEPIC
Tu dépromettras. — Où est-il, ton pôre>
POIL DE CAROTTE
Il fait sa sieste.
POIL DE CAROTTE 125
MADAME LEPIC. Elle redescend vers Poil de Carotte qui re-
cule et lève le coude.
Pourquoi ce mouvement? Annette va croire que
je te fais peur. — Je ne veux pas que tu ailles à la
ciiasse.
POIL DE CAROTTE
Bien, maman. — Qu'est-ce qu'il faudra dire à
mon père?
MADAME LEPIC
Tu diras qu© tu as changé d'idée. C'est inutile
de te creuser la tête. Tu m'entends? Si tu répondais
quand je te parle ?
POIL DE CAROTTE
Oui, ma mère. — Oui, maman.
MADAME LEPIC, même ton. "^^
Oui, maman. — Tu boudes ?
POIL DE CAROTTE
Je ne boude pas.
MADAME LEPIC
Si, tu boudes. Pourquoi? Tu n'y tenais guère, à
cette partie de chasse.
POIL DE CAROTTE, révolte sourde.
Je n'y tenais pas.
MADAME LEPIC
Oh! tête de boisi (Elle remonte l'escalier.) Ah! ma
pauvre Annette ! On ne le mène pas comme on veut,
celui-là 1
120 POIL DE CAROTTE
ANNETTE
Il a pourtant l'air bien docile.
MADAME LEPIC
Lui, rien ne le touche. Il a un cœur de pierre, il
n'aime personne. N'est-ce pas, Poil de Carotte?
POIL DE CAROTTE
Si, maman.
MADAME LEPIC, qui Sait ce qu'elle dit.
Non, maman. — Ah 1 si je n'avais pas mon Félix f
Elle entre avec Annette et ferme la porte, mais elle la
retient. C'est une de ses roueries.
POIL DE CAROTTE
Rasée, ma partie de chasse! Ça m'apprendra,
une fois de plus !
MADAME LEPIC rouvre la porte.
As-tu fini de marmotter entre tes dents?
Elle entend M. Lepic et ferme la porte. Poil de Carotte
se remet à piocher. M. Lepic paraît à la grille, le fusil
en bandoulière et la carnassière à la main pour Poil
de Carotte.
SCÈNE V
POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC,
puis ANNETTK.
MONSIEUR LEPIC
Allons, y es-tu r
POIL DE CAROTTE I27
POIL DE CAROTTE
Ma foi, papa, je viens de changer d'idée. — Je
ne vais pas à la chasse.
MONSIEUR LEPIC
Qu'est-ce qui te prend ?
POIL DE CAROTTE
Ça ne me dit plus.
MONSIEUR LEPIC
Quel drôle de bonhomme tu fais!.. A ton aise,
mon garçon.
Il met sa carnassière,
POIL DE CAROTTE
Tu te passeras bien de moi ?
MONSIEUR LEPIC
Mieux que de gibier.
ANNETTE vient à Poil de Carotte, un bol à la main.
Madame Lepic m'envoie vous dire d'aller vite à
la ferme chercher le bol de crème.
POIL DE CAROTTE, jetant sa pioche.
J'y vais. (A M. Lepic qui s'éloigne.) Au revoir, papa,
bonne chasse I
ANNETTE
C'est monsieur Lepic?
POIL DE CAROTTE
Oui.
128 POIL DE CAROTTE
ANNETTE
Il a l'air maussade.
POIL DE CAROTTE
Il n'aime pas que je lai souhaite bonne chasse : ça
porte guigne.
ANNETTE
Vous lui avez répété que madame Lepic vous
avait défendu de le suivre ?
POIL DE CAROTTE
Mais non, Annette. N'auriez-vous pas compris
madame Lepic) J'ai dit simplement que je venais
de changer d'idée.
ANNETTE
Il doit VOUS trouver capricieux.
POIL DE CAROTTE
Il s'habitue.
ANNETTE
Comme madame Lepic vous a parlé f
POIL DE CAROTTE
Pour votre arrivée, elle a été convenable.
ANNETTE
Oui I J'en étais mal à mon aise.
POIL DE CAROTTE
Vous vous y habituerez.
POIL DE CAROTTE 12^
ANNETTE
Moi, à votre place, j'aurais dit la vérité à monsieur
LepiC.
POIL DE CAROTTE, prenant le bol des mains d'Annette.
Qu'est-ce que je désire, Annette ? Eviter les cla-
ques. Or, quoi que je fasse, monsieur Lepic ne
m'en donne jamais ; il n'est même pas assez causeur
pour me gronder, tandis qu'au moindre prétexte
madame Lepic...
Il lève la main, lâche le bol, et regarde la fenêtre.
ANNETTE. Elle ramasse les morceaux du bol.
N'ayez pas peur, c'est moi qui l'ai cassé... — A
votre place, j'aurais dit la vérité.
POIL DE CAROTTE
Je suppose, Annette, que je dénonce madame Le
pic et que monsieur Lepic prenne mon parti, pensez-
vous que si monsieur Lepic attrapait madame Lepic
à cause de moi, madame Lepic, à son tour, ne me
rattraperait pas dans un coin ?
ANNETTE
Vous avez un père... et une mèref
POIL DE CAROTTE
Tou»- le monde ne peut pas être orpheîiu.
MONSIEUR LEPIC. H reparaît à la grille de la cour.
Où diable est donc le chien > Il y a une heure que
je l'appelle.
l30 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Dans le toit, papa.
Il va pour ouvrir la porte du chien.
MONSIEUR LEPIC
Tu l'avais enfermé ?
POIL DE CAROTTE, malgré lui.
Oui, — par précaution, — pour toi.
MONSIEUR LEPIC
Pour moi seulement > C'est singulier. Poil de Ca-
rotte, prends garde. Tu as un caractère bizarre, je
le sais et j'évite de te heurter. Mais ce que je refuse
d'admettre, c'est que tu te moques de moi.
POIL DE CAROTTE
Oh I papa, il ne manquerait plus que ça.
MONSIEUR LEPIC
Bougre 1 si tu ne te moques pas, explique tes lu-
bies, et pourquoi tu veux et brusquement tu ne veux
plus la même chose.
ANNETTE. Elle s'approche de Poil de Carotte.
Expliquez. — (A monsieur Lepic.) Bonjour, mon-
sieur.
POIL DE CAROTTE, à M. Lepic étonné.
La nouvelle servante, papa ; elle arrive, elle n'est
pas au courant.
ANNETTE
Expliquez que ce n'est pas vous qui ne voulez plus.
POIL DE CAROTTE l3l
POIL DE CAROTTE
Annette, si vous vous mêliez de ce qui vous re-
garde I
MONSIEUR LEPIC
Ce n'est pas toi ? Qu'est-ce que ça signifie > Ré-
ponds. Répondras-tu, à la fin, bon Dieu !
Poil de Carotte, du pied, gratte la terre.
SCÈNE VI
Les Mêmes, MADAME LEPIC.
MADAME LEPIC. Elle ouvre la fenêtre, d'où elle voyait, sans
entendre, et d'une voix douce :
Annette, vous avez dit à mon fils Poil de Carotte
de passer à la ferme ?
ANNETTE
Oui, madame.
MADAME LEPIC
Tu as le temps, n'est-ce pas, Poil de Carotte,
puisque ça ne te dit plus d'aller à la chasse *
POIL DE CAROTTE, Comme délivré
Oui, maman.
ANNETTE, outrée, bas à M. Lepic
C*est elle qui le lui a défendu.
l32 POIL DE CAROTTE
MADAME LEPIC
Va, mon gros, ça te promènera.
MONSIEUR LEPIC
Ne bouge pas.
MADAME LEPIC
Dépêche-toi, tu seras bien aimable.
Poil de Carotte s'élance.
MONSIEUR LEPIC
Je t'ai dit de ne pas bouger.
Poil de Carotte, entre deux feux, s'arrête
MADAME LEPIC
Eh bien, mon petit Poil de Carotte >
MONSIEUR LEPIC, sans regarder madame Lepic.
Qu'on le laisse tranquille !
Poil de Carotte s'assied, d'émotion.
MADAME LEPIC, interdite.
Si VOUS rentriez, Annette, au lieii de bâiller au
nez de ces messieurs ?
Elle ferme à demi la fenêtre.
ANNETTE
Oui, madame. (Elle s'approche de Poil de Carotte.)
Vous voyez!...
POIL DE CAROTTE
Voue avez fait un beau coup.
POIL DE CAROTTE l33
ANNETTE
Je ne mens jamais, moi.
POIL DE CAROTTE
C'est un tort. Vous ne ferez pas long feu ici.
ANNETTE
Oh ! je trouverai des places ailleurs. Je suis une
brave fille.
POIL DE CAROTTE, grognô
Je m'en fiche pas mal.
ANNETTE
Vous êtes fâché contre moi?...
MADAME LEPIC, rouvre la fenêtre d'impatience.
Annette t
MONSIEUR LEPIC, ôtant sa carnassière qu'il donne à An-
nette avec le fusil
Emportez 1
ANNETTE
Il n'est pas chargé, au moins !
MONSIEUR LEPIC
Si.
Annette rentre à la maison.
SCÈNE^VII
POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC.
MONSIEUR LEPIC
Et maintenant, veux-tu me répondre?
l34 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Cette fille aurait bien dû tenir sa langue, mais
elle dit la vérité, ma mère me défend d'aller ce soir
à la chasse.
MONSIEUR LEPIC
Pourquoi ?
POIL DE CAROTTE
Ah! demande-le lui.
MONSIEUR LEPIC
Elle te donne un motif.
POIL DE CAROTTE
Elle n'a pas de comptes à me rendre.
MONSIEUR LEPIC
Elle a besoin de toi ?
POIL DE CAROTTE
Elle a toujours besoin de moi.
MONSIEUR LEPIC
Tu lui as fait quelque chose?
POIL DE CAROTTE
Je le saurais. Quand je fais quelque chose à ma
mère, elle me le dit et je paye tout de suite. Mais
j*ai été très sage cette semaine.
MONSIEUR LEPIC
Ta mère te défendrait de venir à la chasse >
POIL DE CAROTTE
Elle me défend ce qu'elle peut.
POIL DE CAROTTE l35
MONSIEUR LEPIC
Avec moi ?
POIL DE CAROTTE
Justement.
MONSIEUR LEPIC
Sans aucune raison ?... Qu'est-ce que ça peut
lui faire ?
POIL DE CAROTTE
Ça lui déplaît, parce que ça me fait plaisir.
MONSIEUR LEPIC
Tu te l'imagines !
POIL DE CAROTTE
Déjà tu te méfies...
MONSIEUR LEPIC. H fait quelques pas de long en large,
s'approche de Poil de Carotte et lui passe la main dan» les
cheveux.
Redresse donc tes bourraquins, ils te tombent
toujours dans les yeux... Qu'est-ce que tu as sur le
cœur? (Silence de Poil de Carotte oppressé.) Parle.
POIL DE CAROTTE, se dresse, résolu.
Papa, je veux quitter cette maison.
MONSIEUR LEPIC
Qu'est-ce que tu dis?
POIL DE CAROTTB
Je voudrais quitter cette maison.
l36 POIL DE CAROTTE
MONSIEUR LEPIC
Parce que?
POIL DE CAROTTE
Parce que je n'aime plus ma mère.
MONSIEUR LEPIC, narquois.
Tu n'aimes plus ta mère, Poil de Carotte? Ah!
c'est fâcheux. Et depuis quand ?
POIL DE CAROTTE
Depuis que je la connais, — à fond.
MONSIEUR LEPIC
Voilà un événement. Poil de Carotte. C'est grave,
un fils qui n'aime plus sa mère.
POIL DE CAROTTE
Je te prie, papa, de m'indiquer le meilleur moyen
de me séparer d'elle ?
MONSIEUR LEPIC
Je ne sais pas. Tu me surprends. Te séparei de
ta mère ! Tu ne la vois qu'aux vacances, deux mois
par an.
POIL DE CAROTTE
C'est deux mois de trop. — Ecoute, papa, il y a
plusieurs moyens : d'abord je pourrais rester au
collège toute l'année.
MONSIEUR LEPIC
Tu t'y ennuierais à périr.
POIL DE CAROTTE iB/
POIL DE CAROTTE
Je bûcherais, je préparerais la classe suivante.
Autorise-moi à passer mes vacances au collège.
MONSIEUR LEPIC
On ne te verrait plus d'un bout de l'année à l'au-
tre ?
POIL DE CAROTTE
Tu viendrais me voir là-bas.
MONSIEUR LEPIC
\
Les voyages d'agrément coûtent cher.
POIL DE CAROTTE
Tu profiterais de tes voyages d'affaires, — avec
un petit détour...
MONSIEUR LEPIC
Tu nous ferais remarquer, car la faveur que tu
réckmcs est réservée aux élèves pauvres.
POIL DE CAROTTE
Tu dis souvent que tu n'es pas riche.
MONSIEUR LEPIC
Je n'en suis pas là. On croirait que je t'abandonne.
POIL DE CAROTTE
Alors, laissons mes études. Retire-moi ducollège,
BOUS prétexte que je n'y progresse pas, et je pren-
drai un métier.
l38 POIL DE CAROTTE
xMONSIEUR LEPIC
Lequel choisirais-tu ?
POIL DE CAROTTS
Il n'en manque pas dans le commerce, l*industrie
et l'agriculture.
MONSIEUR LEPIC
Veux-tu que je te mette chez un menuisier de la
ville?
POIL DE CAROTTE
Je veux bien.
MONSIEUR LEPIC
Ou chez un cordonnier ?
POIL DE CAROTTE
Je veux bien, pourvu que je gagne ma vie.
MONSIEUR LEPIC
Oh ! tu me permettrais de t'aider encore?
POIL DE CAROTTE
Certainement, une année ou deux, s'il le fallait.
MONSIEUR LEPIC
Tu rêves, Poil de Carotte ! Me sûis-je imposé de
grands sacrifices pour que tu cloues des semelles ou
que tu rabotes des planches?
POIL DE CAROTTE, découragé.
Ah I papa, tu te joues de moi I
POIL DE CAROTTE 1^9
MONSIEUR LEPIC
Franchement, tu le mérites. Y penses-tu > Ton
frère bachelier, peut-être, et toi savetier I
POIL DE CAROTTE
Papa, mon frère est heureux dans sa famille.
MONSIEUR LEPIC. H va s*asseoir sur le banc.
Et toi, tu ne l'es pas ? Pour quelques petites scè-
nes ? des misères d'enfant I
POIL DE CAROTTE, un peu à lui-même.
11 y a des enfants si malheureux qu'ils se tuent I
MONSIEUR LEPIC
C'est bien rare.
POIL DE CAROTTE
Ça arrive.
MONSIEUR LEPIC, toujours narquois*.
Tu veux te suicider?
POIL DE CAROTTE
De temps en temps.
MONSIEUR LEPIC
Tu as essayé ?
POIL DE CAROTTB
Deux fois.
MONSIEUR LEPIC
Quand on se rate la première fois, on se rate
louj.."jrs
140 POIL DE CAROTTE
,/
POIL DE CAROTTE
Je reconnais que la première fois je n'étais pas
bien décidé. Je voulais seulement voir l'effet que ça
fait. J'ai tiré un seau du puits et j'ai mis ma tête
dedans. Je fermais le nez et la bouche et j'attendais
l'asphyxie^ quand, d'une seule' calotte, madame Le-
pic — ma mère 1 — renverse le seau et me donne
de l'air. (Il rit. M. Lepic rit dans sa barbe.) Je n'étais
pas noyé, je n'étais qu'inondé de la tête aux pieds.
Ma mère a cru que je ne savais qu'inventer pour salir
notre eau et empoisonner ma famille
MONSIEUR LEPIC
A propos de quoi te noyais-tu?
POIL DE CAROTTE
Je ne me rappelle plus ce que j'avais fait, ce jour-
là, à ma mère. Mon premier suicide n'est qu'une
gaminerie : j'étais trop petit. Le second a été sé-
rieux.
MONSIEUR LEPIC
Ohl ohl cette figure ! Poil de Carotte.
POIL DE CAROTTE
J'ai voulu me pendre.
MONSIEUR LEPIC
Et te voilà. Tu n'avais pas plus envie de te pen-
dre que de te jeter à l'eau.
POIL DE CAROTTE 14 ^
POIL DE CAROTTE
J'étais monté sur le fenil de la grange. J'avais at-
taché une corde à la grosse poutre, tu sais ?
MONSIEUR LEPIC
Celle du milieu.
POIL DE CAROTTE
J'avais fait un nœud, et le cou dedans, les pieds
joints au bord du fenil, les bras croisés, comme ça...
MONSIEUR LEPIC
Oui, oui...
POIL DE CAROTTE
Je voyais le jour par les fentes des tuiles.
MONSIEUR LEPIC, troublé.
Dépêche-toi donc.
POIL DE CAROTTE
J'allais sauter dans le vide, on m'appelle.
MONSIEUR LEPIC, Soulagé.
Et tu es descendu?
POIL DE CAROTTB
Cu}.
MONSIEUR LEPIC
Ta mère t*a encore sauvé la vie.
POIL DE CAROTTE
Si ma mère m'avait appelé, je serais loin. Je suis
143 POIL DE CAROTTE
redescendu parce que c'est toi, papa, qui m'appe-
lais.
MONSIEUR LEPIC
C'est vrai ?
POIL DE CAROTTE, regardant du côté du fenil
Veux-tu que je remonte? La corde y est toujours.
(M. Lepic se dirige vers la grange et hésite.) Va, va, je
ne mens qu'avec ma mère.
MONSIEUR LEPIC. Il n'entre pas, il revient et saisit la
main de Poil de Carotte.
Elle te maltraite à ce point 1
POIL DE CAROTTE
Laisse-moi partir.
MONSIEUR LEPIC
Pourquoi ne te plaignais-tu pas?
POIL DE CAROTTE
Elle me défend surtout de me plaindre. Adieu,
papa.
MONSIEUR LEPIC
Mais tu ne partiras pas. Je t'empêcherai de faire
un coup pareil. Je te garde près de moi et te- jure
que désormais on ne te tourmentera plus.
POIL DE CAROTTE
Qu'est-ce que tu veux que je fasse ici, puisque
je n'aime pas ma mère?
POIL DE CAROTTE H 3
MONSIEUR LEPIC. La phrase lui échappe.
Et moi, crois-tu donc que je l'aime?
Il marche avec agitation.
POIL DE CAROTTE, le SUit.
Qu'est-ce que tu as dit, papa ?
MONSIEUR LEPIC, fortement.
J*ai dit : Et moi, crois-tu donc que je l'aime ?
POIL DE CAROTTE. H rayonne.
Ohl papa, je craignais d'avoir mal entendu.
MONSIEUR LEPIC
Ça te fait plaisir?
POIL DE CAROTTE
Papa, nous sommes deux. — Chut! Elle nous
surveille par la fenêtre.
MONSIEUR LEPIC
Va fermer les volets.
POIL DE CAROTTE
Oh non, par les carreaux elle me foudroierait.
MONSIEUR LEPIC
Tu as peur?
POIL DE CAROTTE
Oh oui, fais ta commission toi-même. (M. Lepic va
fermer les volets. Il les ferme, le dos tourné à la tenétre.)
144 POÏL DE CAROTTE
Tu as du courage, lui fermer les volets au nez, en
plein jourl... Qu'est-ce qui va se passer?
MONSIEUR LEPIC
Mais rien du tout, bêta.
POIL DE CAROTTB
Si elle les rouvre !
MONSIEUR LEPIC
Je les refermerai. Elle te terrifie doncî
POIL DE CAROTTE
Tu ne peux pas savoir, tu es un homme, toi. Elle
me terrifie... au point que si j'ai le hoquet elle n'a
qu'à se montrer, c'est fini.
MONSIEUR LEPIC
C'est nerveux.
POIL DE CAROTTB
J'en suis malade.
MONSIEUR LEPIC
Ton frère Félix n'en a pas peur, lui î
POIL DE CAROTTE
Mon frère Félix I il est admirable. Je devrais le
détester parce qu'elle le gâte et je l'aime parce qu'il
lui tient tête. Quand, par hasard, elle le menace,
il attrape un manche à balai, et elle n'approche
pas. Quel typel Aussi elle préfère le prendre par
POIL DE CAROTTE 14^
les sentiments : elle dit qu'il est d'une nature trop
susceptible, qu'elle n'en ferait rien avec des coups,
et qu'ils s'appliquent mieux à la mienne.
MONSIEUR LEPIC
Imite ton frère... défends-toi.
/ POIL DE CAROTTE
Ah I si j'osais! Je n'oserais pas, môme si j'étais
majeur, et pourtant je suis fort, sans en avoir l'air.
Je me battrais avec un bœuf I Mais je me vois
armé d'un manche à balai contre ma mère. Elle
croirait que je l'apporte, il tomberait de mes mains
dans les siennes, et peut-être qu'elle me dirait
merci, avant de taper.
MONSIEUR LEPIC
Sauve-toi.
POIL DE CAROTTE
Je n'ai plus de jambes ; elle me paralyse ; et puis
il faudrait toujours revenir. C'est ridicule, hein I
papa, d'avoir à ce point peur de sa mère! — Ne
te fait-elle pas un peu peur aussi ?
MONSIEUR LEPIC
A moi ?
POIL DE CAROTTE
Tu ne la regardes jamais en face.
MONSIEUR LEPIC
Pour d'autres raisor>
10
146 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Quelles raisons, papa?... — Ohl.,,
MONSIEUR LEPIC
Qu'est-ce qu'il y a encore >
POIL DE CAROTTE
Papa, elle écoute derrière la porte
En eiïet, madame Lepic avait entr'ouvert la porte. Sur-
prise en faute, elle l'ouvre, descend l'escalier et vient
peu à peu, avec des arrêts çà et là, ramasser des brin-
dilles de fagots.
SCÈNE VIII
Les Mêmes, MADAME LEPIC.
MADAME LEPIC, à Poil de Carotte
Si tu te dérangeais, Poil de Carotte... Ote ton
pied, s'il te plaît !
M. Lepic observe le manège de madame Lepic et sou"
dain perd patience.
MONSIEUR LEPIC, sans regarder madame Lepic.
Qu'est-ce que vous faites là ?
POIL DE CAROTTE
OhI...ohl...
Il se réfugie dans la granga.
POIL DE CAROTTE 147
t
MADAME LEPIC, faussement soumise
Je n'ai pas le droit de ramasser quelques brin
ailles de fagot ?
MONSIEUR LEPIC
Allez-vous en!
MADAME LEPIC. Début dc crise, mouchoir aux lèvres.
Le bruit attire An nette sur l'escalier.
Voilà comme on me parle devant une étrangère
et devant mes enfants qui me doivent le respect.
Mon Dieu, qu'est-ce que j'ai donc fait au ciel pour
être traitée comme la dernière des dernières?
MONSIEUR LEPIC, Calme, à Annette.
Je VOUS avertis, Annette, que madame va avoir
une crise ; mais ce n'est qu'un jeu ; elle se tord les
bras, mais prenez garde, elle n'égratignerait que
vous; elle mange son mouchoir, elle ne l'avale pas :
elle menace de se jeter dans le puits, il y a un gril-
lage. Elle fait semblant de courir partout, affolée,
et elle^va droit chez le curé.
MADAME LEPIC, suffoquée.
Jamais, jamais, je ne remettrai les pieds dans
cette maison.
MONSIEUR LEPIC
A ce soir ! \
MADAME LEPIC, déjà dans la rue, d'une voix lointaine.
Seigneur, ne laisserez-vous pas tomber enfin sur
moi un regard de miséricorde?
148 POIL DE CAROTTE
ANNETTE
Je vais suivre madame, elle est dans un état I
MONSIEUR LEPIC
Comédie 1
Annette sort.
SCÈNE IX
POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC
MONSIEUR LEPIC. Il cherche des yeux Poil de Carotte
Où es-tu ? (Il l'aperçoit dans la grange.) Poltron I
POIL DE CAROTTE
Elle est partie?
MONSIEUR LEPIC
Tu peux sortir de ta niche.
POIL DE CAROTTE. H va voir au fond et revient.
Ce qu'elle file! J'avais la colique. — Allez-vous
ia\ Allez -vous en!
MONSIEUR LEPIC
Je n'ai pas eu à le dire deux fois.
POIL DE CAROTTE
Non, mais tu es terrible.
MONSIEUR LEPIC
Ta trouves ?
POIL D GARROTTE 149
POIL DE CAROTTE
Tâie mes mains.
MONSIEUR LEPIC
Tu trembles I
POIL DE CAROTTB
Je lui paierai ça.
•MONSIEUR LEPIC
Tu vois bien que je saurai te protéger.
POIL DE CAROTTE
Merci, papa.
MONSIEUR LEPIC
A ton service.
POIL DE CAROTTE
Oui, quand tu seras là. — Mais qu'est-ce qu'elle
a pu te faire pour que tu la rembarres comme ça ?
Car tu es juste, papa : si tu ne l'aimes plus, c'est
qu'elle t'a fait quelque chose de grave? Tu as des
soucis, je le sens, confie- les moi I
MONSIEUR LEPIC.
J'ai mon procès.
POIL DE CAROTTE
Oh I j'avoue qu'il ne m'intéresse guère.
MONSIEUR LEPIC
Ah! Sais-tu qu'un jour, tu seras peut-être ruinée
I )0 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Ça m'est égal. Confie-moi plutôt tes ennuis... avec
elle. — Je suis trop jeune? — Pas si jeune que
tu crois. — J'ai déjà une dent de sagesse qui me
pousse.
MONSIEUR LEPIC
Et moi, je viens d'en perdre une des miennes, de
sorte qu'il n'y a rien de changé, Poil de Carotte,
et le nombre des dents de la famille reste le même.
POIL DE CAROTTE
^Je t'assure, papa, que je réfléchis pour mon âge.
Je lis beaucoup, au collège, des livres défendus que
les externes nous prêtent, des romans.
MONSIEUR LEPIC
Des bêtises.
POIL DE CAROTTE
Hé ! hé ! c'est instructif. Veux-tu que je devine,
veux- tu que je te pose une question? au hasard,
naturellement. Si tu me trouves trop curieux, tu ne
me répondras pas. Je la pose?
MONSIEUR LEPIC
Pose,
POIL DE CAROTTE
Ma mère aurait-elle commis...
xMONSiEUR LEPIC, assis sur un banc
Un crime?
POIL DE CAROTTE l5l
POIL DE CAROTTE
0ht non.
MONSIEUR LEPIC
Un péché?
POIL DE CAROTTE
Ah ! c'en est un.
MONSIEUR LEPIC
Alors ça regarde monsieur le curé.
POIL DE CAROTTE
Et toi aussi, car ce serait surtout une faute, tu
sais bien? (Il pousse.) Aide-moi donc, papa, une
faute...
11 sue.
MONSIEUR LEPIC
Je ne comprends pas.
POIL DE CAROTTE, d'un COUp.
Une grande faute contre la morale, le devoir et
l'honneur?
MONSIEUR LEPIC
Qu'est-ce que tu vas chercher là, Poil de Carotte?
POIL DE CAROTTE
Je me trompe?
MONSIEUR LEPIC
Tu en as de bonnes.
l52 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Je n'attache aucune importance à mon idée.
MONSIEUR LEPIC
Rassure-toi, ta mère est une honnête femme.
POIL DE CAROTTE
Ah! tant mieux pour la famille!
MONSIEUR LEPIC
Et moi aussi, Poil de Carotte, je suis un honnête
homme.
POIL DE CAROTTE
Ohl papa, en ce qui te concerne, je n'ai jamais
eu aucun doute.
MONSIEUR LEPIC
Je te remercie...
POIL DE CAROTTE
Et ce ne serait pas la même chose.
MONSIEUR LEPIC
Tu es plus avancé que je ne croyais...
POIL DE CAROTTE
Mes lectures!.. D'après ce que j'ai lu, c'est tou-
jours ça qui trouble un ménage.
MONSIEUR LEPIC
Nous n'avons pas ça chez nous.
POIL DE CAROTTE, un doigt sur sa tempe
je cherche autre chose.
POIL DE CAROTTE 1^3
MONSIEUR LEPIC
Cherche, car l'honnêteté dont tu parles ne suffit
pas pour faire bon ménage.
POIL DE CAROTTE
Que faut-il de plus ? Ce qu'on nomme l'amour >
MONSIEUR LEPIC
Permets-moi de te dire que tu te sers là d'un
mot dont tu ignores le sens.
POIL DE CAROTTE
Evidemment, mais je cherche...
MONSIEUR LEPIC
Rends-toi, va, tu t'égares. Ce qu'il faut dans un
ménage, Poil de Carotte, ce qu'il faut surtout, c'est
de l'accord, de l'entente...
POIL DE CAROTTE
De la compatibilité d'humeurs!
MONSIEUR LEPIC
Si tu veux. Or, le caractère de madame Lepic
est l'opposé du mien.
POIL DE CAROTTE
Le fait est que vous ne vous ressemblez guère
MONSIEUR LEPIC
Ah non! Je déteste, moi, le bavardage, le désor
dre, le mensonge, — et les curés.
POIL DE CAROTTE
Et, ça va mal? — Oh! parbleu, je m'en doutais,
l54 POIL DE CAROTTE
je remarquais des choses... Et il y a longtemps
que... vous ne sympathisez pas >
MONSIEUR LEPIC
Quinze ou seize ans.
POIL DE CAROTTE
Mâtin f Seize ans! — l'âge que j'ai
MONSIEUR LEPIC
En effet, quand tu es né, c'était déjà la fin entre
ta mère et moi.
POIL DE CAROTTE
Ma naissance aurait pu vous rapprocher,
MONSIEUR LEPIC
Non. Tu venais trop tard, au milieu de nos der-
nières querelles. — Nous ne te désirions pas. —
Tu me demandes la vérité, je te l'avoue : elle peut
servir à t'expliquer ta mère.
POIL DE CAROTTE
Il ne s*agit pas de moi... Je voulais dire qu'à
l'occasion, au moindre prétexte, des époux se rac-
commodent.
MONSIEUR LEPIC
Une fois, deux fois, dix fois, pas toujours.
POIL DE CAROTTE
Mais une dernière fois..r
MONSIEUR LEPIC
Oh! je ne bouge plusl
POIL DE CAROTTE l55
POIL DE CAROTTE, Un pied sur le banc.
Comment, papa, toi, un observateur, t'es-tu ma-
rié avec maman?
MONSIEUR LEPIC
Est-ce que je savais? Il faut des années, Poil de
Carotte, pour connaître une femme, sa femme, et
quand on la connaît, il n'y a plus de remède.
POIL DE CAROTTE
Et le divorce? A quoi sert -il?
MONSIEUR LEPIC
Impossible. Sans ça!., oui, écœuré par cette exis-
tence stupide, j'ai fait des propositions. Elle a refusé.
POIL DE CAROTTE
Toujours la même!
MONSIEUR LEPIC
C'était son droit. Je n'ai à lui reprocher, comme
toi d'ailleurs, que d'être insupportable. Cela suffit
peut-être pour que tu la quittes. Cela ne suffit pas
pour que je me délivre.
POIL DE CAROTTE, il s'assicd près de monsieur Lepic.
En somme, papa, tu es malheureux?
MONSIEUR LEPIC
Dame!
POIL DE CAROTTE
Presque aussi malheureux que moi?
1^6 POIL DE CAROTTE
MONSIEUR LEPIC
Si ça peut te consoler.
POIL DE CAROTTE
Ça me console jusqu'à certain point. Ça m'indigne
surtout. Moi, passe ! je ne suis que son enfant, mais
toi^ le père, toi, le maître, c'est insensé, ça me ré-
volte. (11 se levé et montre le poing à la fenêtre.) Ah! mau-
vaise, mauvaise I tu mériterais...
MONSIEUR LEPIC
Poil de Carotte !
POIL DE CAROTTE
Oh ! elle est sortie.
MONSIEUR LEPIC
Ce geste I
POIL DE CAROTTE
Je suis exaspéré, à cause de toi... Quelle femme!
MONSIEUR LEPIC
C'est ta mère.
POIL DE CAROTTE
Ohl je ne dis pas ça parce que c'est ma mère.
Oui, sans doute. Et après? Ou elle m'aime ou elle
ne m'aime pas. Et puisqu'elle ne m'aime pas, qu'est-
ce que ça me fait qu'elle soit ma mère? Qu'importe
qu'elle ait le titre, si elle n'a pas les sentiments?
Une mère, c'est une bonne maman, un père, c'est
un bon papa. Sinon, ce n'est rien.
POIL DE CAROTTE l57
MONSIEUR LEPIC, piqué, se lève.
Tu as raison.
POIL DE CAROTTE
Ainsi, toi, par exemple, je ne t'aime pas parce
que tu es mon père. Nous savons que ce n'est
pas sorcier d'être le père de quelqu'un. Je t'aime
parce que...
MONSIEUR LEPIC
Pourquoi? tu ne trouves pas.
POIL DE CAROTTE
... Parce que... nous causons là, ce soir, tous deux
intimement, parce que tu m'écoutes et que tu veux
bien me répondre, au lieu de m'accabler de ta puis-
sance paternelle.
MONSIEUR LEPIC
Pour ce qu'elle me rapporte !
POIL DE CAROTTE
Et la famille, papa? quelle blague!., quelle drôle
d'invention !
MONSIEUR LEPIC
Elle n'est pas de moi.
POIL DE CAROTTE
Sais- tu comment je la définis, la famille? une
réunion forcée... sous le même toit... de quelques
personnes qui ne peuvent pas se sentir.
l58 POIL DE CAROTTE
MONSIEUR LEPIC
Ce n'est peut-être pas vrai dans toutes les familles,
mais il y a, dans l'espèce humaine, plus de quatre
familles comme la nôtre, sans compter celles qui ne
s'en vantent pas.
POIL DE CAROTTE
Et tu es mal tombé.
MONSIEUR LEPIC
Toi aussi.
POIL DE CAROTTE
Notre famille, ce devrait être, à notre choix, ceux
que nous aimons et qui nous aiment.
MONSIEUR LEPIC
Le difficile est de les trouver... Tâche d'avoir
cette chance plus tard. Sois l'ami de tes enfants.
J'avoue que je n'ai pas su être le tien
POIL DE CAROTTE
Je ne t'en veux pas.
MONSIEUR LEPIC
Tu le pourrais.
POIL DE CAROTTE
Nous nous connaissions si peu.
MONSIEUR LEPIC, comme s'il s'excusait
C'est vrai que je t'ai à peine vu. D'abord ta mère
t'a mis tout de suite en nourrice.
POIL DE CAROTTE OQ
POIL DE CAROTTE
Elle a dû m'y laisser un moment.
MONSIEUR LEPIC
Quand tu es revenu, on t'a prêté quelques années
à ton parrain qui n'avait pas d'enfant.
POIL DE CAROTTE
Je me rappelle qu'il m'embrassait trop et qu'il
me piquait avec sa barbe.
MONSIEUR LEPIC
Il raffolait de toi.
POIL DE CAROTTE
Un parrain n'est pas un papa.
MONSIEUR LEPIC
Ah! tu vois bien!.. Puis tues entré au collège où
tu passes ta vie, — comme tous les enfants, — ex-
cepté les deux mois de vacances que tu passes à la
maison. Voilà.
POIL DE CAROTTE
Tu ne m'as jamais tant vu qu'aujourd'hui?..
MONSIEUR LEPIC
C'est ma faute sans doute; c'est celle des circons-
tances, c'est aussi un peu la tienne, tu te tenais à
l'écart, fermé, sauvage. On s'explique...
POIL DE CAROTTE
Il faut pouvoir.
l60 POIM DE CAROTTE
MONSIEUR LEPIC
Même à la chasse ta ne dis rien.
POIL DE CAROTTE
Toi non plus. Tu vas devant, je suis derrière, à
distance, pour ne pas gêner ton tir, et tu marches,
tu marches...
MONSIEUR LEPIC
Oui, je n'ai de goût qu'à la chasse.
POIL DE CAROTTE
Et si tu te figures que c'est commode de s'épan-
cher avec toi! au premier mot tu sourcilles. — Oh!
cet œil! — et tu deviens sarcastique.
MONSIEUR LEPIC
Que veux-tu? Je ne devinai^ pas tes bons mouve-
ments. Absorbé par mon diable de procès, fuyant
cet intérieur, je ne te voyais pas... Je te méconnais-
sais. Nous nous rattraperons. — Une cigarette?
POIL DE CAROTTE
Non, merci. — Est-ce que je gagne à être connu,
papa?
MONSIEUR LEPIC
Beaucoup. — Parbleu, je te savais intelligent...
Fichtre non, tu n'es pas bête.
POIL DE CAROTTE
Si ma mère m'avait aimé, j'aurais peut-être fait
quelque chose.
POIL DE CAROTTE l6l
MONSIEUR LEPIC
Au contraire, Poil de Carotte. Les enfants gâtés
ne font rien.
POIL DE CAROTTE
Ahl.. Et tu me croyais intelligent, mais égoïste,
vilain au moral comme au physique.
MONSIEUR LEPIC
D'abord, tu n*es pas laid,
POIL DE CAROTTB
Elle ne cesse de répéter...
MONSIEUR LEPIC
Elle exagère.
POIL DE CAROTTE
Mon professeur de dessin prétend que je suis beau.
MONSIEUR LEPIC
11 exagère aussi.
POIL DE CAROTTB
Il se place au point de vue pittoresque. Ça me
fait plaisir que tu ne me trouves pas trop laid.
MONSIEUR LEPIC
Et quand tu serais encore plus laid ? Pourvu
qu'un homme ait la santé 1
POIL DE CAROTTE
Oh! je me porte bien... Et au moral, papa, est-ce
II
102 POIL DE CAROTTE
que tu me crois menteur, sans cœur, boudeur, pa-
resseux ?
MONSIEUR LEPIC
Arrête, arrête... Je ne sache pas que tu mentes.
POIL DE CAROTTE
Si, quelquefois, pour lui obéir.
MONSIEUR LEPIC
Alors ça ne compte pas.
POIL DE CAROTTB
Et me crois-tu le cœur sec >
MONSIEUR LEPIC
Ça ne veut rien dire. Moi aussi, j'ai le cœur sec.
On nous accuse d'avoir le cœur sec parce que nous
ne pleurons pas... Tu serais tout au plus un petit
peu boudeur.
POIL DE CAROTTE
Je te demande pardon, papa, je ne boude jamais.
MONSIEUR LEPIC
Qu'est-ce que tu fais dans tes coins >
POIL DE CAROTTE
Je rage, et ça ne m'amuse pas, contre une mère
injuste.
MONSIEUR LEPIC
Et moi qui t'aurais cru plutôt de son côté î
POIL DE CAROTTE l63
POIL DE CAROTTE
C'est un comble !
MONSIEUR LEPIC
C*est naturel. La preuve, quand ta mère te de-
mandait, car elle avait cet aplomb : « Lequel ai-
mes-tu mieux, ton papa ou ta maman? » Tu ré-
pondais...
POIL DE CAROTTE
(( Je vous aime autant Pun que l'autre. »
MONSIEUR LEPIC
Ta mère insistait : « Poil de Carotte, tu as une
petite préférence pour l'un des deux ». Et tu finis-
sais par répondre : « Oui. J'ai une petite préfé-
rence... ))
POIL DE CAROTTB
« Pour maman. »
MONSIEUR LEPIC
Pour maman, jamais pour papa. Tu m'agaçais
avec ta petite préférence. Tu avais beau ne pas sa*
voir ce que tu disais...
POIL DE CAROTTE
Oh! que si... Je disais ce qu'elle me faisait dire:
entre elle et moi, c'était convenu d'avance.
MONSIEUR LEPIC
C'est bien elle 1
î64 POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Et elle veut à présent que je dise : mon père, au
lieu de : mon papa. Mais sois tranquille 1
MONSIEUR LEPIC, attendri.
Ah I cher petit !.. Comment aurais -je pu te sa-
voir plein de qualités, raisonnable, affectueux, très
gentil, tel que tu es, mon cher petit François I
POIL DE CAROTTE, étonné, ravi.
François 1 Tiens I Tu m'appelles par mon vrai
nom.
MONSIEUR LEPIC
Je devais te froisser, en te donnant l'autre >
POIL DE CAROTTE
Oh! pas toi. C'est le ton qui fait tout. (Avec pudeur.)
Tu m'aimes ?
MONSIEUR LEPIC
Comme un enfant... retrouvé.
Il serre Poil de Carotte contre lui, légèrement, sans
l'embrasser.
POIL DB CAROTTE. H se dégage un peu.
Si elle nous voyait I
MONSIEUR LEPIC
Ah ! je n'ai pas eu de chance. Je me suis trompé
sur ta nature, comme je m'étais trompé sur celle
de ta mère.
POIL DE CAROTTE l6
POIL DE CAROTTE
Oui, mais à rebours.
MONSIEUR LEPIC
Et ça compense.
POIL DE CAROTTE
Oh! non, papa... Je te plains sincèrement. Mo:,
j'ai l'avenir pour me créer une autre famille, re-
faire mon existence, et toi, tu achèveras la tienne .
tu passeras toute ta vieillesse auprès d'une personne.
qui ne se plaît qu'à rendre les autres malheureux.
MONSIEUR LEPIC, sans regret.
Et elle n'est pas heureuse non plus.
POIL DE CAROTTE
Comment, elle n'est pas heureuse }
MONSIEUR LEPIC
Ce serait trop facile I
POIL DE CAROTTE, badin.
Elle n*est pas heureuse de me donner des gifles ?
MONSIEUR LEPIC
Si, si. — Mais elle n'a guère, avec toi, que ce
bonheur.
POIL DE CAROTTE
C'est tout ce que je peux lui offrir. Que voudrait-
elle de plus?
l66 POIL DE CAROTTE
MONSIEUR LEPIC, grave.
Ton affection.
POIL DE CAROTTE
Mon affection !.. La tienne, je ne dis pas...
MONSIEUR LEPIC
Ohl la mienne... Elle y a renoncé... La tienne
seulement.
POIL DE CAROTTE
Mon affection manque à ma mère! Je ne com-
prends plus rien à la vie...
MONSIEUR LEPIC
Ça t'étonne qu'on souffre de ne pas savoir se faire
aimer?
POIL DE CAROTTE
Et tu crois qu'elle en souffre >
MONSIEUR LEPIC
j*en suis sûr.
POIL DE CAROTTE
Qu'elle est malheureuse ?
MONSIEUR LEPIC
Elle l'est.
POIL DE CAROTTE
Malheureuse, — comme toi î
POIL DE CAROTTE 167
MONSIEUR LEPIC
Au fond, ça se vaut.
POIL DE CAROTTB
Comme moi ?
MONSIEUR LEPIC
Oh! personne n'a cette prétention
POIL DE CAROTTE
Papa, tu me confonds. Voilà une pensée qui ne
m'était jamais venue à l'esprit.
Il s'assied et cache sa tête dans ses mains.
MONSIEUR LEPIC, avec eftoTt.
Et nous sommes là à gémir. Il faudrait l'enten-
dre. Peut-être qu'elle aussi trouve qu'elle est mal
tombée. Qui sait si avec un autre?.. N'obtenant
pas d'elle ce que je voulais, j'ai été rancunier, im-
pitoyable, et mes duretés pour elle, elle te les a
rendues. Elle a tous les torts envers toi, mais en-
vers moi, les a-t-elle tous ? Il y a des moments où
je m'interroge... — Et quand je m'interrogerais
jusqu'à demain. A quoi bon ? C'est trop tard, c'est
fini, et puis en voilà assez... Allons à la chasse
une heure ou deux, ça nous fera du bien. (Il décou-
vre la tête de Poil de Carotte.) Pourquoi pleures -tu >
POIL DE CAROTTE, la figure ruisselante.
C'est ton idée : Ma mère malheureuse, parce que
je ne l'aime pas.
l68 POIL DE CAROTTE
MONSIEUR LEPIC, amer.
Puisque ça te désole tant, tu n'as qu'à l'aimer.
POIL DE CAROTTE, 8c redressant.
Moi!
SCÈNE X
Les Mêmbs, ANNETTE.
ANNETTE, accourant.
Monsieur, madame peut-elle rentrer?
Poil de Carotte s'essuie rapidement les yeux.
MONSIEUR LEPIC, redevenu monsieur Lepic
Elle me demande la permission?
ANNETTE
Non, monsieur. C'est moi qui viens devant, pour
voir si vous êtes toujours fâché.
MONSIEUR LEPIC
Je ne me fâche jamais. Qu'elle rentre si elle veut:
la maison lui appartient comme à moi.
ANNETTB
Elle était allée à l'église.
MONSIEUR LEPIO
Chez le curé.
POIL DE CAROTTB I ÔQ
ANNETTE
Non, à l'église. Elle a versé un plein bénitier de
larmes, elle a bien du chagrin. — Oh t si, monsieur..
Là voilai..
M. Lepic tourne le dos à la porte; madame Lepic paraît
les yeux baissés, l'air abattu.
POIL DE CAROTTB
Maman I Maman !
Madame Lepic s'arrête et regarde Poil de Carotte ; elle
semble lui dire de parler
POIL DE CAROTTE, son élan perdu
Rien.
Madame Lepic passe et rentre à la maison. Annette sort
par la porte de la cour
SCÈNE XI
POIL DE CAROTTE, MONSIEUR LEPIC.
MONSIEUR LEPIC
Que lui voulais- tu ?
POIL DE CAROTTB
Oh ! ce n'est pas la peine.
MONSIEUR LEPIC
Elle te fait toujours peur ?
lyO POIL DE CAROTTE
POIL DE CAROTTE
Oui. — Moins 1 — As-tu remarqué ses yeux>
MONSIEUR LEPIC
Qu'est-ce qu'ils avaient de neuf)
POIL DE CAROTTE
Is ne lançaient pas des éclairs comme d'habitude.
Ils étaient tristes, tristes ! Tu ne t'y laisses plus
prendre, toi? (Silence de M. Lepic.) Pauvre papa!...
Pauvre maman! — Il n'y a que Félix. Il pêche, lui,
là-bas, au moulin... Dire que c'est mon frère ! Qui
sait s'il me regrettera >
MONSIEUR LEPIC
Tu veux toujours partir I
POIL DE CAROTTE
Tu ne me le conseilles pas ?
MONSIEUR LEPIC
Après ce que nous venons de dire >
POIL DE CAROTTE
Oh ! papa, quelle bonne causerie !
MONSIEUR LEPIC
Il y a seize ans que je n'en avais tant dit, et je
ne te promets pas de recommencer tous les jours.
POIL DE CAROTTE
Je regrette. — Mais si je reste, quelle attitude
faudra-t-il que j'aie avec ma mère?
POIL DE CAROTTE I7I
MONSIEUR LEPIC
La plus simple, la mienne.
POIL DE CAROTTE
Celle d'un homme.
MONSIEUR LEPIC
Tu en es un.
POIL DE CAROTTE
Si elle me demande qui m'a donné l'ordre d'avoir
cette attitude, je dirai que c'est toi.
MONSIEUR LEPIC
Dis.
POIL DE CAROTTE
Dans ces conditions, ça marcherait peut-être.
MONSIEUR LEPIC
Tu hésites ?
POIL DE CAROTTE
Je réfléchis, ça en vaut la peine.
MONSIEUR LEPIC
Tu es long. (Par habitude.) Poil de Carotte,.. Fran-
çois.
POIL DE CAROTTE
Tu t'ennuierais seul, hein > Tu ne pourrais plus
vivre sans moi? (M. Lepic se garde de répondre.) Eh
bien, oui, mon vieux papa, c'est décidé, je ne t'aban-
donne pas, je reste !
Rideaiu
MONSIEUR VERNET
COMÉDIE EN DEUX ACTES
Représentée, pour la première fois, le 6 mai I903,
ta tliéàtre Antoimk.
A iMARINETTE
PERSONNAGES
MONSIEUR VERNET MM. Antoine.
HtiNRI GÉRARD Signoret.
CRUZ, pêcheur , Degeorgb.
MADAME VERNET M— Cheirel.
PAULINE, vieille fille, sœur de Ma-
dame Vernet Ellen Andrée.
MARGUERITE, nièce de Madame
Vernet et de Pauline • Miéris.
MADAME CRUZ Luge Colas.
HONORINE, servante des Vernet. . , Barny.
Le premier acte se passe à Pans; le second au bord de
la mer.
MONSIEUR VERNET
ACTE PREMIER
A Paris. Neuf heures du soir. Un petit salon qui prouve
que, si M. Vernet est riche, madame Vernet a du goût. Baie
à droite, porte au fond ; à gauche, drapé sur un chevalet, le
portrait de madame Vernet. M. Vernet se promène. Madame
Vernet range un dernier tiroir.
SCENE I
MONSIEUR VERNET, MADAME VERNET,
MONSIBUR VERNBT
As-tu donné des ordres à Honorine }
MADAMB VERNET
Oui. Tu es sûr que M. Henri viendra ?
MONSIEUR VERNET
Il me l'a promis, à la salle. Je Im ûi dit que nou5
178 MONSIEUR VERNET
allions quitter Paris deux mois. Il veut nous serrcîr
la main avant notre départ.
MADAME VERNBT
Il veut, — parce que tu l'as invité
MONSIEUR VERNET
Oui, tantôt je l'invite, tantôt il me dit : « Mon-
sieur Vernet, puis- je vous faire une visite ce soir ? »
et je réponds : « Vous nous ferez plaisir à madame
Vernet et à moi. » Ça se passe naturellement. Nous
devenons des amis.
MADAME VERNBT
Déjà!
MONSIEUR VERNET
Je me lie rapidement avec ceux qui me plaisent,
et je me délie, avec la même rapidité, aussitôt qu'on
me déplaît. Je déteste les bonjours et les bonsoirs
qui n'en finissent plus. Ça ne m'a pas empêché de
faire fortune dans la soierie.
MADAME VERNBT
Comment M. Henri, qui est pauvre, peut-il fré-
quenter une salle d'armes ?
MONSIEUR VERNET
La nôtre n'est pas chère. — Elle l'est pour moi,
parce que je lui fais quelques cadeaux. J'offre une
tenture, une panoplie, un bronze. J'ai poussé Mar-
tinet à fonder cette salle. C'est le moins que je le
soutienne.
MONSIEUR VERNET lyÇ
MADAME VERNET
Tu as raison.
MONSIEUR VBRNBT
Elle va très bien, notre petite salle. Nous songeons
môme à l'organiser comme un cercle et à choisir
un président parmi nous. M. Henri m'aide à attirer
des élèves. Il a de jeunes relations-. Il représente.
On s'amuse et ça me fait du bien. De six à sept,
quand je quitte le magasin, où je n'avale que de la
poussière, un bon assaut, suivi d'une bonne douche,
me remet. Tu ne trouves pas que je me porte mieux >
MADAME VERNET
Si.
Je fonds.
MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Tu ne grossis plus. Mais tu bois trop. C'est ef-
frayant ce que tu as bu à dîner I
MONSIEUR VERNET
J'avais tiré avec Henri.
MADAME VERNET
Tu l'appelles Henri tout court >
MONSIEUR VERNET
Quelquefois, quand il a reçu la pile, comme ce
soir; ça t'offusque ?
MADAME VERNET
Moi, non, mais lui?
l80 MONSIEUR VERNET
■ ■ Il ^ <
MONSIEUR VERNET
Il est charmant.
MADAME VERNET
Et il te charme de plus en plus.
MONSIEUR VERNE!
Par sa jeunesse, sa gaîté...
MADAME VERNBT
Tiens 1
MONSIEUR VERNET
Pas toi?
MADAME VERNET
je veux dire que ce qui me frappe en lui, ce sont
ses tristesses. Brusquement, au milieu d'une phrase,
il devient triste I triste 1 Ça impressionne
MONSIEUR VERNET
Ah 1... moi je le trouve gai. Il en a pour nos
deux goûts.
MADAME VERNET
Je ne le crois pas heureux.
MONSIEUR VERNET
Les soucis de son âge.
MADAME VERNET
Comment vit-il ?
MONSIEUR VERNET
Gomme un jeune homme qui a une belle instruc
MONSIEUR VERNET
tion et pas encore de métier. J'imagine qu'il reçoit
un peu d'argent de sa famille. 11 donne quelques
leçons. Il travaille pour lui.
MÂDAMB VBRNBT
A quoi ?
MONSIEÙE VERNET
Je ne sais pas au juste.
MADAME VERNET
11 poursuit ses études >
MONSIEUR VERNBT
Probablement.
MADAME VERNET
De hautes études ?
MONSIEUR VERNBT
Oh I sans doute.
MADAME VERNET
Il ne t'en parlé jamais ?
MONSIEUR VERNET
Non, et je ne l'interroge pas. Il m'en parlera lors-
qu'il voudra. Ça le regarde. Pourvu qu'il soit fort'
aux armes I
MADAME VERNET
Moi, je le soupçonne d'être artiste,
MONSIEUR VERNET
Artiste I dans quel art?
1^2 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Je l'ignore; artiste, le mot dit la chose. En tous
cas, il est assez maigre pour être artiste.
MONSIEUR VERNET
Ça n'a aucun rapport. Si tu m*avais vu, à son
dgel C'est le développement qui s'achève.
MADAME VERNET
Ou la misère qui commence. Crois-tu qu'il dîne
tous les jours >
MONSIEUR VERNET
Je l'espère. Pas aussi bien que nous, peut-être.
MADAME VERNET
Sauf quand il dîne à la maison.
MONSIEUR VERNET
Ça lui est arrivé une fois depuis que nous le con-
naissons.
MADAME VERNET
Encore il t mal dîné; tu ne m'avais pas préve-
nue.
MONSIEUR VERNET
Non. Sous prétexte que les gens sont modestes,
on ne fait pas de cérémonies avec eux. On leur
offre la soupe et le bœuf, à la fortune du pot.
MADAME VERNET
Ce devrait être le contraire.
MONSIEUR VERNET l83
MONSIEUR VERNET
Je l'inviterai mieux et plus souvent l'hiver pro
chain.
MADAME VERNET
Si tu veux. Mais prends garde I
MONSIEUR VERNET
A quoi?
MADAME VERNET
A ta bonté.
MONSIEUR VERNET
Je suis bon...
MADAME VERNET
Tu n'es pas bête.
MONSIEUR VERNET
Et surtout, je ne suis pas de ceux qu'on embête;
— j'arrête à temps.
MADAME VERNET, avec un regard à son portrait.
Tout de même, rappelle-toi.
MONSIEUR VERNET
Est-ce que M. Henri a l'air d'un chevalier d'in-
dustrie?
MADAME VERNET
Ohl le pauvre garçon I
1^4 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Pauvre en effet; d'ailleurs d'une tenue toujours
irréprochable, n'est-ce pas?
MADAME VERNET
Presque élégante. Mais as-tu remarqué un détail,
ses bottines? Il marche beaucoup avec
MONSIEUR VERNET
Ça fait de la peine. Je voudrais lui être utile.
MADAME VERNET
Oh ! si tu peux.
MONSIEUR VERNET
Comment? II paraît susceptible.
MADAME VERNET
Fier même.
MONSIEUR VERNET
Je n'ose pas lui proposer un emploi dans mes bu-
reaux. Il ne me demande point d'argent. Je lui en
donnerais. Je l'aime, moi, ce garçon. Je l'ai adopté,
cordialement parlant. Je lui offrirais ma fille...
MADAME VERNET
Tu vas vite.
MONSIEUR VERNET
Nous n'en avons pas. Mais si j'en avais uneî...
J'ai été plus gueux que lui, et nous voilà riches,
au point que nous n'arrivons pas à dépenser nos
MONSIEUR VERNET £^S5
rentes. Te dirais à Henri: Prenez ma fille et sa dot.
MADAME VERNET
S'ils s'aimaient d'abord.
MONSIEUR VERNET
Bien entendu, l'affection avant tout
MADAME VERNET
Et tu dirais cela à un jeune homme sans position?
MONSIEUR VERNET
Un beau mariage est une position. Ohî Julie, au
rais-tu fini par prendre, à force de vivre avec un
bourgeois comme moi, mes idées bourgeoises?
MADAME VERNET
Mais, Victor, j'y aurais gagné. Tes idées, tu le
prouves ce soir, sont de bonnes et belles idées gé-
néreuses; je t'en félicite.
MONSIEUR VERNET. Il embrassc madame Vernet
Tu sais bien que c'est toi qui me les as données.
On sonne. Le voilà !
MADAME VERNET
Ce doit être plutôt ma soeur avec notre nièce.
MONSIEUR VERNET
Non, non. C'est un coup de timbre d'homme d'é-
pée, ça! Et Honorine ne va pas ouvrir! (Il appelle,
par la baie du salon, dans la galerie.) Honorine 1
l86 MONSIEUR VERNET
SCÈNE II
Lbs Mômes, HONORINE
Scène très rapide.
MONSIEUR VERNBT
Vous n'entendez pas?
HONORINB
Si, monsieur. J'y allais.
MADAME VERNBT
Vous avez tout préparé?
HONORINE
Oui, madame, le thé.
MADAME VERNBT
Et le chocolat?
MONSIEUR VERNET
Elle l'a oublié!
MADAME VERNBT
Il faut du thé et du chocolat.
MONSIEUR VERNBT
Naturellement.
MADAME VERNBT
Pour qu-il ait le choix?
MONSIEUR VERNET ib'J
MONSIEUR VERNET
Pour qu'il prenne des deux, si ça lui plaît.
MADAME VERNET
Faites vite. Et comme gâteaux?
HONORINE
J'ai des petits fours.
MADAME VERNET
Et la tarte? Je vous avais dit une tarte.
MONSIEUR VERNET
Tant pisi Elle redescendra.
MADAME VERNET
Pourvu que ce ne soit pas fermai
HONORINE
J'ai la tarte aussi, madame.
MONSIEUR VERNET
Mais si vous avez la tarte, allez ouvrir t
MADAME VERNET
Aux cerises, la tarte?
HONORINE
Aux prunes.
MONSIEUR VERNBT
On VOUS avait dit : aux cerises!
MADAME VERNET
Non, j'ai oublié de le dire. Je sais seulement
qu'il préfère les cerises. Enfin î
On sonne une deuxième fois.
l88 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Mais dépêchez-vous donc, bon Dieu I
MADAME VERNET
Victor, ne jure pas I
Honorine s'éloigne en se signant.
SCÈNE II
MONSIEUR VERNET, MADAME VERNET.
MONSIEUR VERNET
C'est une brave femme, mais quelle tortue!
MADAME VERNET
Elle m'a vue naître.
MONSIEUR VERNET
Elle me fera mourir.
MADAME VERNET
Calme-toi, Victor!
Brève agitation de deux personnes tout émues de rece-
voir Quelqu'un.
SCÈNE IV
Les Mêmes, HENRI GÉRARD
HENRI. Il a un petit paquet à la main.
Bonsoir, madame, votre santé est bonne?
AiONSIEUR VERNET 189
MADAME VERNET, que la formule a surprise.
Très bien, monsieur... très bonne. Je vous remer-
cie.
HBNRI
Et la vôtre, monsieur Vernet>
MONSIEUR VERNET
Je vais comme un homme que vous avez fort mal-
mené.
HENRI
Vous savez, madame, qu'il devient terrible. On
ne le touchait plus, ce soir.
MONSIEUR VERNET
Nous avons fait jeu égal. Si j'ai eu un avantage,
il était minime.
HENR
Vous avez pris la belle.
MONSIEUR VERNBT
Oui, et par un beau coup.
HENRI
Superbe I
MONSIEUR VERNET
Un liement sur votre bras tendu : ma pointe a
filé dessous, comme une balle. Je vous crevais.
MADAME VERNET
Quelle horreur!
igO MONSIEUR VERNET
MONSIBUR VERNBT
Elle déteste ça.
HENRI
Vous ne vous intéressez pas à Pescrime, madame?
MADAME VERNBT
C'est si brutal I
HENRI
Oh ! madame 1 C'est plus un jeu d'adresse que
de force, c'est presque un jeu d'esprit. C'est une
science, je vous assure, c'est même un art, puis-
qu'il m'a valu de connaître M"* et M. Vernet.
Madame Vernet s'incline.
MONSIEUR VERNBT
Toujours des choses fines I
HENRI
Je ne pouvais, monsieur Vernet, vous rencontrer
que dans une salle d'armes.
MONSIEUR VERNET
Un homme simple comme moi I
HENRI
Vous vous méprenez : un homme de votre situa-
tion, fortuné comme vous! C'est moi qui suis sans
importance et je dis que, seule, l'escrime pouvait
mettre face à face, une première fois, puis à peu
près quotidiennement, deux hommes si différents,
venus de points si opposés.
MONSIEUR VERNET IQI
MONSIEUR VERNET
Très exact 1
HENRI
Et à peine croisent-ils le fer, qu'ils cessent d'être
étrangers l'un à l'autre. Regardez-les, madame : ils
ont l'air de jouer, ils se battent pour rire, mais ils
s'observent...
MONSIEUR VERNET
Encore une!... continuez.
HENRI
Ils se livrent, mais ils se jugent; ils s'acharnent,
mais ils s'estiment.
MONSIEUR VERNET
Encore une!
HENRI
Une quoi, monsieur Vernet?
MONSIEUR VERNET
Une chose fine.
HENRI, encouragé.
Ahl... Et cette^ coutume de se serrer la main,
après chaque assaut, elle semble d'abord banale,
mais toutes ces poignées de main font leur oeuvre,
et mieux que les longues années d'une vie commune,
elles façonnent promptement une camaraderie, une
amitié.
MONSIEUR VERNET
Voilà, Julie, ce que c'est que l'escrime.
192 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Vous me réconcilieriez avec elle, monsieur.
MONSIEUR VERNET
A-t-il tourné ça? On croirait qu'il prépare ce
qu'il dit, avant de venir.
HENRI
Je vous jure que c'est naturel.
MONSIEUR VERNET
Je le sais bien, je plaisante.
HENRI
Bon!... Et moi, pour VOUS punir, monsieur Vernet,
je VOUS annonce une grande nouvelle ! Aujourd'hui,
après votre départ, les élèves de la salle se sont
réunis dans un petit coin, et à l'unanimité, vous
ont élu leur président.
M0NS>IEUR VERNET, troublé, se lève.
Moi 1
HENRI salue.
Monsieur le Président!...
MONSIEUR VERNET
Président de la salle! Comme vous êtes gentils,
tousl Je suis flatté, je suis...
MADAME VERNET prend la main de M. Vernet,
Qu'est-ce que tu auras à faire?
HENRI
Rien, madame. Ce n'est qu'un honneur, comme
MONSIEUR VERNET IQS
toutes ces présidences-là, ni rétribué, ni dangereux.
MONSIEUR VERNET
Que pourrais-je bien leur offrir, à ces messieurs"?
HENRI
Vous les remercierez demain, par quelques mots.
MONSIEUR VERNET '
J'espère m'acquitter avec un peu plus de frais.
Quel ennui<qùe nous partions demain!
HENRI
Demain?
MADAME VERNET
Les malles sont prêtes.
HENRI
Ne vous désolez pas, je vous excuserai jusqu'à
votre retour.
MONSIEUR VERNET
J'aurais voulu moi-même... Ça me gâte mon
plaisir. Ah! je suis contrarié... Voulez-vous me
permettre de vous débarrasser de votre petit pa-
quet? — Je ne suis pas indiscret?
HENRI
C'était pour vous et pour madame Vernet. Je
ous prie d'accepter ce rien, en souvenir des bonnes
heures, trop brèves et trop rares, passées avec vous.
MONSIEUR VERNET
Qu'est-ce que ça peut être? Je regarde?
i3
.'94 MONSIEUR VERNET
HENRI
Faites.
MONSIEUR VERNET déficelle le paquet
Pour une année >
HENRI
Pour une année?
MONSIEUR VERNET
Ma présidence)
HENRI
Non, non, à vie, à vie ! à moins que vous ne vous
conduisiez mal.
MONSIEUR VERNET
Je saurai me tenir. (A madame Vernet.) Des ciseaux,
Julie ! (Henri prête son canif.) Un livre 1 Henri Gérard !
c'est votre nom, un livre de vous ? Titre : Des Ri-
mes. (Ne comprenant pas.) Des Rimes?
MADAME VERNET
Des vers.
MONSIEUR VERNET
Ah 1... Vous êtes poète?
MADAME VERNET
Je m'en doutais,
MONSIEUR VERNET
Moi pas. Et il a écrit quelque chose en haut du
livre.
MONSIEUR VERÎIET 19^
MADAME VERNET
Une dédicace.
MONSIEUR VERNET. Il lit.
« A madame Vernet, hommage respectueux, »
MADAME VERNET
Merci, monsieur.
HENRI
J'aurais pu trouver mieux, madame, mais je ne
me suis pas permis de chercher.
MONSIEUR VERNET
Pourquoi)
HENRI
Par discrétion. ''
MONSIEUR VERNET rend le canif
Ah! oui... « Et à Monsieur Vernet, mon meilleur
ennemi à l'épée. » Comme c'est spirituel !
M. Vernet serre la main d'Henri.
HENRI
De quel côté allez-vous >
MONSIEUR VERNET. Il sc rassied.
Je savais que vous n'étiez pas tout le monde, je
vous soupçonnais môme d'être artiste, et je le di-
sais, il n'y a qu'un instant, à Julie, mais j'ignorais
que vous fussiez poète.
HENRI
Je me cache, c'est si mal vu.
IQÔ MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET, à madame Vernet.
Et modeste 1 le titre t'a frappée, toi? Des Rimes,
MADAME VERNET
C'est neuf.
HENRI
Plutôt bizarre.
MONSIEUR VERNET
Original! et moi j'aime tout ce qui 'est original.
C'est la première fois qu'un auteur m'offre lui-même
son livre. J'espère bien que ce ne sera pas la der-
nière.
HENRI
Je le crains.
MADAME VERNET
Nous le lirons au bord de la mer,
MONSIEUR VERNET
Nous le dégusterons dans un cadre approprié.
HENRI
C'est à la mer que vous allez?
MADAME VERNET
Oui, chaque année
iENRI
Ah! la mer!
MADAME VERNET
C'est si grandiose!
MONSIEUR VERNET IÇ7
MONSIEUR VERNET
Je veux le commencer ce soir, dans mon Ut.
MADAME VERNET
Ohl Victor, pas avant moi.
MONSIEUR VERNET
Si, si, pour en avoir une idée.
MADAME VERNET
Alors, tu me le prêteras, et je le lirai tout haut.
MONSIEUR VERNET. Il jette Des Rimes à madame Vernet.
Tiens, je te le donne. (A Henri.) Je lui cède tou-
jours. C'est votre dernier?
HENRI
Et mon premier.
MONSIEUR VERNET
La presse en a parlé?
HENRI
Pas encore.
MONSIEUR VERNET
C'est donc une primeur?
HENRI
Toute fraîche, elle vient de paraître.
MONSIEUR VERNET
Ce doit être exquis. Mais je vous préviens que
uous sommes des profanes
IÇ8 MONSIEUR VERNET
HENRI
Ce sont les meilleurs juges.
MONSIEUR VERNET
Moi, du moins, car ma femme...
MADAME VERNET, feuilletant la brochure.
Je ne m'y connais pas non plus, mais je goûte vi-
vement la poésie quelle qu'elle soit... et la vôtre a
l'air d'être...
HENRI
Vous lisez un peu, madame?
MADAME VERNET
Un peu, oui, monsieur.
MONSIEUR VERNET
Beaucoup. — Moi je n'achète jamais de livres.
HENRI
Par principe >
MONSIEUR VERNBT
Non.
HENRI
Par économie?
MONSIEUR VERNET
Non, par habitude. Mais Julie est abonnée à ijd
cabinet de lecture.
MADAME VERNET
Il reçoit toutes les nouveautés.
MONSIEUR VERNET 199
MONSIEUR VERNET
Vous savez que c'est une artiste aussi dans son
genre.
MADAME VERNET
Jolie artiste 1
MONSIEUR VERNET
Elle comprend tous les arts, sauf Pescrime... Oh!
l'escrime !
HENRI
Ce n'est pas une lacune.
MONSIEUR VERNET, à madame Vernct.
En échange, tu dessines comme un architecte.
MADAME VERNET
Ne le croyez pas, monsieur Henri I
MONSIEUR VERNET
Et musicienne! des doigts d'une vitesse!
MADAME VERNET
Je pianote à peine, mais la belle musique m'é-
meut comme la belle poésie.
MONSIEUR VERNET
Au fait, si vous nous lisiez un morceau de la vô-
tre.
HENRI
J'ai horreur de lire mes vers.
200 MONSIEUR VEFfNET
MADAME VERNET
Pour nous faire plaisir.
HENRI
Sans façons, madame; je ne lis pas mal les vers
des autres, mais les miens..
MONSIEUR VERNET
Non!
HENRI
Je vous assure que je ne me ferais pas prier.
MONSIEUR VERNET
Soit, parce qu'il est tard et que vous ne pourriez
pas|tout lire, — (Menaçant.) — mais à notre retour..
HENRI
Vous serez obligés de m'arrêter.
MONSIEUR VERNET
Soyez tranquille... poète! Je suis l'ami, nous
sommes les amis d'un poète! nous nous mettons
bien.
HENRI
Vers quel point de la mer vous dirigez-vous?
MADAME VERNET
Nous allons à Fleuriport, sur la Manche.
HENRI
Vous y resterez longtemps?
MONSIEUR VERNET 201
MADAME VERNET
Deux mois.
HENRI
Que vous êtes heureux de quitter Paris!
MONSIEUR VERNET
Surtout par ces chaleurs.
HENRI
Ah 1 si je pouvais faire comme vous !
MONSIEUR VERNET
Vous n'avez pas de congé? •
HENRI
J'en ai d'un bout de l'année à l'autre. Je suis li-
bre par profession. Ma carrière est on ne peut plus
libérale.
MONSIEUR VERNET
Eh bien 1 — Ça me fait quelque chose d'être
président de notre salle d'armes. — Eh bien?...
HENRI
En fait, je ne suis pas libre. Il faut que je reste
pour me tenir au courant. C'est un livre qui paraît,
une première, une inauguration, un vernissage, etc.,
etc.. que sais -je?
MADAME VERNET
Je croyais qu'après le grand prix...
202 MONSIEUR VERNET
HENRI
On est moins bousculé, moins distrait de ses tra-
vaux, madame, mais c'est égal... quelle vie!
MADAME VERNET
La vie parisienne I
MONSIEUR VERNET
La vie échevelée !
HENRI, mélancolique.
D'ailleurs, où irais- je?
MONSIEUR VERNET
Venez à Fleuriport, on se retrouvera.
MADAME VERNET
C'est bien modeste pour M. Henri habitué aux
plages mondaines, notre petit trou.
HENRI
Oh I madame, vous me faites injure.
MONSIEUR VERNET
Et la mer n*est nulle part un petit trou. Ecoutez,
Henri,... monsieur Henri.
HENRI
Je vous en prie.
MONSIEUR VERNET
Ecoutez, mon cher Henri, — oui, assez de mon'
sieur entre nous, — vous n'allez pas me faire croire
que vos travaux, et j'ignore ce que vous entendez
par là...
MONSIEUR VERNET 203
MADAME VERNET
Ses travaux de poète, mon ami.
MONSIEUR VERNET
D'accord, — vous retiennent à Paris, quand il n'y
a plus personne, comme un forçat à son boulet.
HENRI
Pas à ce point.
MONSIEUR VERNBT
Vous êtes votre maître >
HENRI
Mon maître absolu.
MONSIEUR VERNBT
Venez avec nous.
HENRI
A Fleuriport?
MONSIEUR VERNET
Non seulement à Fleuriport, mais chez nous,
dans notre villa. Nous avons de la place.
HENRI
Ohl monsieur Vernet, vous êtes amusant.
MONSIEUR VERNET
Nous VOUS l'offrons de bon cœur, n'est-ce pas>
Julie?
MADAME VERNET, polic.
Certainement.
204 MONSIEUR VERNET
HENRI
Et je VOUS remercie d'un cœur qui ne le cède en
rien au vôtre, mais...
MONSIEUR VERNET
Mais quoi?
HENRI
Si par hasard, monsieur Vernet, je peux m'échap-
per un moment de Paris, comme je n'ai pas d'en-
droit préféré, je profiterai de votre séjour à Fleuriport,
j'irai vous voir ià-bas, mais je descendrai à l'hôtel
MONSIEUR VERNET
Il n*y en a pas.
HENRI
A l'auberge.
MONSIEUR VERNET
Ce serait un peu fort. (A madame Vernet.) Le vois-
tu, à l'auberge du Mérinos dans l'ordure, et nous,
dans notre confortable Juliette, — oui du nom de
ma femme, — car elle n'est pas mal La Juliette^
avec son air de vieille masure. Pour qui me pre-
nez-vous? Voyons. Vous avez des scrupules.
Sur un signe de M. Vernet, M""* Vernet va faire un petit
tour.
MONSIEUR VERNET 205
SCÈNE V
MONSIEUR VERNET, HENRI.
MONSIEUR VERNET
Ils VOUS honorent, mais j'ai un moyen de les
lever. Vous m'avez dit que vous donniez des leçons,
des leçons de quoi ?
HENRI
De n'importe quoi, de tout.
MONSIEUR VERNET
Eh bien ! ma petite nièce qui passe ses vacan-
ces avec nous, là-bas, veut suivre un cours de dic-
tion, — il paraît que c'est la mode. — Vous êtes
poète ! poète et professeur de diction, ça doit aller
ensemble.
HENRI
C'est inséparable.
MONSIEUR VERNET
Vous donnerez quelques conseils à Marguerite,
et tout s'arrangera, le voyage, le séjour, le reste; ne
vous inquiétez de rien.
HENRI
Vous me tenteriez, monsieur Vernet, mais..
206
MONSIEUR VEKNET
MONSIEUR VERNET
Qu'est-ce que vous avez encore à répondre >
HENRI
Mille choses.
MONSIEUR VERNET
Lesquelles? Aucune. J'ai été jeune comme vous,
pauvre comme vous, car vous l'êtes, hein? avec
toute votre poésie ?
HENRI
Je ne l'avouerais pas à un autre ; ça ne rapporte
guère.
MONSIEUR VERNET
De quoi payer le tabac ?
HENRI
Et encore parce que je ne fume jamais.
MONSIEUR VERNET
Et vôtre famille vous a coupé les vivres?
HENRI
Bah! pour quelques paniers de provisions!
MONSIEUR VERNET, attendri.
J'en étais sûr. Elle vous laisserait crever de faim.
Toutes les mêmes, ces familles d'artistes!... Mon
pauvre vieux, va 1 Ça me rajeunit de vingt ans ! Ça
me rappelle ma misère, et j'étais alors réservé,
moi aussi, comme vous, peut-être davantage... du
moins autant, parce que, timide, je ne savais pas
MONSIEUR VERNET 207
m'exprimer. Eh bien 1 Je vous donne ma parole,
que si, en ce temps- là, quelque brave homme de
Vernet, ça se trouve, m'avait offert, du même cœur,
la petite partie de plaisir que je vous offre, j'aurais
accepté sans hésitation. Et vous savez, sur l'article
délicatesse, je ne plaisante jamais. Je vous jure que
ça ne vaut pas la peine de me dire merci. Est-ce
que je vous paie votre imprimé, moi, votre livre de
poésie } Nous sommes quittes I Plus un mot !
HENRI
Mais c'est un enlèvement,
MONSIEUR VERNET
Je vous enlève. (11 appelle sa femme.) Julie ! nous
l'enlevons, il accepte.
SCÈNE VI
MONSIEUR VERNET. HENRI, MADAME VERNET.
MADAME VERNET
Ah!... Tant mieux ! J'allais me joindre à Victor.
HENRI
Alors, madame, je n'ai plus la force de résister.
J'accepte avec gratitude. Mais, n'est-ce pas, chers
amis, une mansarde, une lucarne, un lit de fer, une
table de bois blanc, une chaise de paille. . .
208 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Quel mobilier!
MONSIEUR VERNET
Tu, tu, tu ! La mansarde et la lucarne, c'est pour
notre vieille servante Honorine. Vous aurez la plus
belle chambre après la nôtre.
MADAME VERNET
La chambre verte.
HENRI
Merci, madame.
MONSIEUR VERNET
Avec deux grandes fenêtres qui donnent toutes
les deux sur la mer.
MADAME VERNET
Une seule, mon ami.
MONSIEUR VERNET
Mais l'autre donne sur la campagne. Ça repose
de la mer.
HENRI
C'est le rêve. Merci, monsieur Vernet.
MONSIEUR VERNET
Ne me remerciez donc pas comme ça I Quel re-
mercieur vous faites ! Vous êtes prêt ?
HENRI
Toujours.
MONSIEUR VERNET 309
MONSIEUR VERNET
Nous partons demain.
HENRI
Ce soir, si vous voulez.
MONSIEUR VERNET
A la bonne heure 1 — Mais il faut attendre à de-
main. Nous partirons avec ma nièce Marguerite et
Pauline.
MADAME VERNET
Ma sœur aînée.
MONSIEUR VERNET
Elle dirige une pension de jeunes filles, où Mar-
aerite termine ses études. (A madame Vernet.) Est-ce
qu'elles ne viennent pas, ce soir?
MADAME VBRNET
Si ! Elles devraient être là.
MONSIEUR VERNET
Je vous avertis que ma belle-sœur est insuppor-
table. Je la supporte, parce que j'ai l'esprit, — je
n'ai m6me que celui-là, — l'esprit de famille.
AlADAME VERNET
Elle nous aime beaucoup au fond.
MONSIEUR VERNET
A la suilace, elle ne peut pas nous sentir.
14
210 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Elle est.
MONSIEUR VBRNBT
Assommante.
MADAME VERNET
Pas heureuse.
MONSIEUR VERNET
Elle a môme eu un petit roman dans sa vie. Te
nez, VOUS qui faites des livres.
MADAME VBRNET
Victor !
MONSIEUR VERNET
Je le lui dirai tôt ou tard, autant le lui dire tout
de suite. Mademoiselle Pauline a aimé un monsieur
qui n'a pas répondu à son amour, et elle s'est donné
un tas de 'petits coups de couteau.
HENRI
Ohl pauvre femme 1 Elle est morte?
MONSIEUR VERNET
Elle va venir tout à l'heure.
HENRI
Ohl pardon!
MONSIEUR VERNET
Ça ne fait rien. Elle s'était donné ses coups de
MONSIEUR VERNET 21 (
canif du côté du cœur, mais trop bas. Elle s'est tail-
ladé la cuisse. Hein! cette histoire-là en vers'
MADAME VERNET
Gomme tu es dur pour Pauline I... Je vous as-
sure, monsieur Henri Gérard, qu'elle a souffert.
HENRI
Je ne suis pas de ceux, madame, qui raillent un
désespoir de femme.
MONSIEUR VERNBT
G'est une vieille fille, aigre, maligne...
MADAME VERNET
Ghutl
MONSIEUR VBRNBT
C'est une vipère.
MADAME VERNBT
Tais-toi, Victor
MONSIEUR VERNBT
Une vipère à lunettes ! Je le lui dirai, quand elle
voudra.
MADAME VERNET
Mais tais-toi donc... j'entends.
MONSIEUR VERNET
Nous le lui dirons tous deux Henri, là-bas, le
soir, au bord de la merl
312 MONSIEUR VERNET
SCENE VII
MADAME VERNET, MONSIEUR VERNET, PAULINE,
MARGUERITE, HENRI.
Entrée de Pauline et de Marguerite. Les dames s'embrassent.
Henri se tient à l'écart
PAULINE
Tu as une visite)
MADAME VERNET
Oui, un jeune homme très distingué; venez que
je vous présente. (A Henri.) Ma sœur et ma nièce.
(A Marguerite et Pauline.) M. Henri Gérard.
MONSIEUR VERNET
Un poète.
PAULIN!
Un poète?
MADAME VERNET
Oui, monsieur Henri Gérard est un poète
MONSIEUR VERNET
Et un vrai.
PAULIN!
Ahf
MONSIEUR VERNBT 31 1
MONSIEUR VERNET. Il montre le livre à Pauline.
La preuve.
PAULINE
La couverture attire l'œil : Des Limes,
MADAME VERNBT
Des RimeSi des Rimes,
HENRI
C'est un R, mademoiselle.
PAULINE
J'ai la vue si basse, monsieur.
MONSIEUR VERNET
Elle Ta fait exprès. Des limes! Elle voudrait les
mordre 1
MADAMB VERNBT
Tes préparatifs sont terminés)
PAULINB
Ouiy je ne me surcharge pas.
MONSIEUR VERNBT
Qui VOUS le défend >
PAULINB
La simplicité de ma garde-robe.
MONSIEUR VERNBT
Vous trouvez peut-être que Julie emporte trop?
214 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Victor, c'est toi qui commences...
HENRI
Monsieur Vernet, je suis témoin.
MONSIEUR VERNET
Elle se rattrapera. — A propos, Henri, vous avez
beaucoup de bagages >
HENRI
Une valise.
MONSIEUR VERNiïT
Ce que vous voudrez, n'ayez pas encore des...
scrupules.
HENRI
C'est une grosse valise.
MADAME VERNET
Monsieur Henri veut bien nous faire le plaisir de
venir avec nous.
PAULINB
Ahl ahl
MONSIEUR VERNET
Le plaisir et l'honneur. Ça vous surprend qu'un
poète...
PAULINE
Du tout. (A Henri.) Je sais, monsieur, que ma sœur
et mon beau-frère aiment les artistes.
MONSIEUR VERNET 31 5
MONSIEUR VERNET
Nous ne pouvons pas nous en passer.
PAULINE
Vous n'êtes pas le premier qu'on me présente.,
j'ai déjà eu le plaisir, — le plaisir et l'honneur, —
de dîner ici avec le peintre qui a fait ce portrait.
Tous regardent le portrait.
MONSIEUR VERNET
Le peintre Morneau. Vous le connaissez >
HENRI
Non.
MONSIEUR VERNET
Comment le trouvez-vous?
HENRI, léger.
Très bien.
MADAME VERNET, gaîc.
Vous dites ça sans enthousiasme.
HENRI
Je le dis comme je le pense.
MONSIEUR VERNBT
Mais c'est ma femme.
HENRI
Madame Vernet?
MADAME VERNBl
Il ne me ressemble pas ?
2I6 MONSIEUR VERNET
HENRI
Si, si, madame, quoique la bouche...
MONSIEUR VERNET
Ratée?
HENRI
Plutôt. Et ce n*est pas votre front si net, presque
carré, oui, un peu têtu. On ne vous fait pas penser
ce qu'on veut.
MONSIEUR VERNET
Eh! eh! Julie, quel physionomiste t
PAULINE
Vous n*avez rien à dire des yeux ^
HENRI
Oh ! les yeux, mademoiselle, c'est ce que les pein-
tres réussissent le moins.
MADAME VERNET
Que va-t-il en rester?
MONSIEUR VERNET
Oui, je finirai par le mettre au grenier
HENRI
Excusez-moi, madame, une femme comme vous
est rare, même en peinture.
MONSIEUR VERNET
Attrape, Julie... Moi qui me promettais de faire
faire mon portrait l'année prochaine.
MONSIEUR VERNET 217
HENRI
Par le même peintre >
MONSIEUR VBRNBT
Ou par un autre.
PAULINB
Il ne manque pas d'autres peintres, moins chers.
MONSIEUR VERNBT
Dirait-on pas que j'ai payé monsieur Morneau
avec votre argent?
PAULINE
Vous l'avez très bien payé... et lui aussi
Honorine apporte le thé.
HENRI
Vous le voyez encore?
MADAME VERNET. Gênée, elle se lève pour verser le thé.
Oh I non. C'était une simple relation de vernis-
sage.
MONSIEUR VERNET, bas.
Il s'est conduit comme...
PAULINE, haut.
Comme un artiste!
HENRI
Mademoiselle Pauline déteste les artistes?
PAULINE
Un peintre n'est pas un poète, monsieur
2l8 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Et réciproquement. (A Henri.) Elle n'a que du
miel pour vous. Prenez mon ami, prenez, c'est une
faveur.
HENRI
Je goûte.
MONSIEUR VERNET
Et toi, Marguerite, tu n'ouvres pas la bouche ! tu
es contente de passer deux mois avec un poète >
HENRI
Aucun effet.
MARGUERITE
Monsieur est un poète?
MADAME VERNET
Tu n'as pas entendu?
HENRI
Soyez franche, mademoiselle, vous vous imagi-
niez que c'était autre chose.
MARGUERITE, ricuSO
Oui
HENRI
Un beau jeune homme pâle.
MARGUERITE
Oui. Avec des moustaches.
MONSIEUR VERNET aiQ
HENRI
Ah! VOUS confondez, les moustaches, c'est pour
les militaires. Avec de longs cheveux?
MARGUERITE
Oui.
HENRI
Noirs.
MARGUERITE
MAKUUlîKliB
Oui, OU blancs, comme de la neige.
HENRI
Quand le poète est vieux; ça me viendra. Ça
vient môme aux poètes qui ont, comme moi, les
cheveux courts.
PAULINE
C'est une nouvelle école ?
HENRI
C'est simplement une nouvelle coupe de cheveux.
Et, n'est-ce pas, mademoiselle Marguerite, le poète
de vos rêves étalait une cravate comme une salade
de laitue)
MARGUERITE
C'est ça.
HENRI
Et il ne portait point de gilet sous sa redingote
râpée et boutonnée jusque-là, pour cacher la che-
mise. Hélas ! j'en porte un, avec une chaîne et une
220 MONSIEUR VERNET
montre, une montre de famille, et je regarde pro-
saïquement Theure, et j'ai l'air à peu près correct.
Je comprends votre déception, mademoiselle.
MARGUBRITB
Je m'y ferai.
MADAMB VBRNET
Marguerite, tu importunes M. Henri
MARGUERITE
Mais je ne lui demande rien, moi!
MONSIEUR VERNET
Tu as reçu une éducation, ma fille.
PAULINE
Celle que je lui ai donnée, mon beau-frère.
MONSIEUR VERNET
Ça ne m'étonne plus.
MADAME VERNET
Excusez ma nièce, monsieur Henri. Ce n*est pas
une fille, c'est un gros garçon,
HENRI
C'est bien une jeune fille naturelle. Elle est sans
mystère. (A Pauline.) Et je vous félicite, mademoi-
selle.
MONSIEUR VERNET, à Pauline.
Une autre dirait merci.
MONSIEUR VERNET 221
PAULINE
Ah ! c'était pour moi !
MONSIEUR VERNET
Ecoutez tous : Voilà le programme de la journée
à Fleuriport : d'abord, chaque matin, une heure
d'escrime pour les hommes, (à Pauline) car monsieur
n'est pas seulement un poète, c'est aussi un escri-
meur hors ligne.
PAULINl
Tous les talents.
MONSIEUR VERNET, à Henri.
N'oubliez pas d'emporter vos fleurets. Ensuite,
baignade. Vous savez nager>
HENRI
Comme un. poisson d'eau douce.
MONSIEUR VERNBT
Ce sera le reste là-bas. Vous volerez sur l'eau
salée de la mer. Moi je nage au fond.
HENRI
Au fond de la mer, c'est déjà loin.
.MONSIEUR VERNET
L'après-midi, promenades variées. On visite, par
exemple, une vieille église des environs. Vous ai-
mez les vieilles églises >
HENRI
Assez, quand elles sont vides et qu'il y fait frais
222 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Ces dames se recueillent. Moi je monte en chaire
et je prêche ce qui me vient par le Saint-Esprit.
MARGUERITE
Et tu nous fais bien rire, mon oncle.
PAULINE
C^est d'un goût I
MONSIEUR VERNET
Taisez-vous donc, vous vous tordez. Et puis, vous
n'avez qu'à rester dehors, à la porte.
PAULINE
Dans le cimetière.
MONSIEUR VERNET
C'est une habitude à prendre.
HENRI
Monsieur Vernet, vous êtes lugubre.
MONSIEUR VERNET
Oh! je ne demande pas sa mort, tout de suite.
Pourvu qu'elle meure avant moi I
MADAME VERNET
Ne vous scandalisez pas, monsieur Henri, c'est
leur façon de s'aimer.
HENRI
Des taquineries 1
MONSIEUR VERNET 223
MONSIEUR VERNET
Non, non, nous nous détestons sérieusement
HENRI
Et la fin du programme >
MONSIEUR VERNET
Dîner à sept heures. — Un petit tour sur le port.
— Un coup d'œil aux étoiles, s'il y en a, et dodo.
Ça vous va?
HENRI
Approuvé!
MONSIEUR VERNET, à Pauline.
Votre avis ?
PAULINB
Je n*en ai pas.
MONSIEUR VERNET
Je l'espérais bien.
HENRI
Vous oubliez, dans ce programme, mes fonctions.
MONSIEUR VERNET
Oui, Marguerite, M. Henri aura la gentillesse de
te donner, le matin ou le soir, peu importe, des le-
çons de lecture.
PAULINE
Ah 1 monsieur est aussi professeur de...
234 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VBRNET
C'est un homme universel.
MADAME VERNET,' à Marguerite.
Ça te fera plaisir de prendre ces leçons>
MARGUERITE
Je ne sais pas, ma tante
MONSIEUR VERNBT
Elle en mourait d'envie.
MARGUBRITB
Moi?
MONSIEUR VERNET
Et si elle ne les prend pas, je les prendrai.
(A Henri.) Elles ne seront point perdues.
HENRI, à Marguerite.
Je ne me montrerai pas terrible, mademoiselle.
Je serai moins un professeur qu'un camarade de
jeu. Je suis très jouear.
MONSIEUR VERNET
Dans les tripots.
HENRI
De ma vie, je n*ai touché...
MARGUERITB
Au tennis?
HENRI
A la corde, au cerceau...
MONSIEUR VERNET 22$
MARGUERITE
A la peste!
HENRI
Je De connais pas.
MONSIEUR VERNET, à Pauline.
La peste, ce doit être un jeu pour vous.
PAULINE
Oui, et je vous préviens que ça se communique
MARGUERITE, à Henri.
N'est-ce pas : je vous donne la peste, je me sauve
et vous courez après moi, pour me la rendre.
HENRI
Nous jouerons à tout ce qu'il vous plaira, made-
moiselle, et je parie de vous battre.
MARGUERITE, elle tend la main.
Parions.
PAULINE
Marguerite I
HENRI
Ce n'est pas pour parier, c'est pour nous donner
la main et faire connaissance.
MONSIEUR VERNET, à Pauline.
Il vous désarme, hein! celui-là?
PAULINE
On voit tout de suite que monsieur n'est pas ua
sot.
i5
226 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Une tasse de thé, ma belle-sœur?
PAULINE
Merci, j'en ai déjà pris une chez moi.
MONSIEUR VERNBT
Une autre ?
PAULINE
Elle m'empêcherait de dormir.
MONSIEUR VERNET
Sans ça, vous Toffrirais-je }
PAULINE
Quelle verve t
MONSIEUR VBRNBT
Vous m'inspirez.
PAULINE, à Henri.
A torce de fréquenter des artistes comme vous,
monsieur, il finira par avoir de l'esprit
MONSIEUR VERNEl
Alors, malheur à vous !
PAULINE
Mais vous vous fatiguez, ce soir, monsieur Ver-
net ; il est temps que je vous laisse vous reposer.
Salutations.
MADAME VERNET, à Henri.
Et moi aussi, je vous laisse, monsieur Henri ; je
MONSIEUR VERNET 327
suis lasse d'avoir fait des malles et j'ai quelques
mots à dire en particulier à ma sœur.
HENRI
Mais, madame, je me retire.
MADAME VERNET
Non, non, restez avec mon mari.
MONSIEUR VERNET
Encore cinq minutes, nous causerons entre hom-
mes !... A demain, gare de l'Ouest, ma belle-sœur !...
si vous voulez que je vous embrasse, approchez -vous,
PAULINE
Pour le plaisir que ça nous ferait.
MONSIEUR VERNET
Aucun I — N'oubliez pas votre sac à malice.
PAULINE
Comptez sur lui !
MONSIEUR VBRNBT
J'y compte.
SCÈNE VIII
MONSIEUR VERNKT, HENRI.
MONSIEUR VERNET
Et elle l'apportera. Hein ! la vieille demoiselle f
Qu'est-ce que je vous disais ?
2 28 MONSIEUR VERNET
HENRI
Oui, un peu rêche, mais vous avez une femme
si charmante 1
MONSIEUR VERNET
Oh ! celle-là î et elle m'adore.
HENRI
Elle est gracieuse, fine...
MONSIEUR VERNBT
Je l'adore.
HENRI «
Je le crois... et avec ça, ce qui ne gâte rien, très
jolie, si vous permettez.
MONSIEUR VERNE!
Je permets : nous nous adorons.
HENRI
Vous vous adorez. Il y a longtemps?
MONSIEUR VERNET
Depuis notre nuit de noces, depuis neuf ans. Je
Tai épousée le 2 avril 94. Elle travaillait, une femme
comme elle ! ça faisait pitié. Elle tenait une pen-
sion de jeunes filles avec sa sœur. Moi je venais
de créer ma maison de soieries. Je gagnais de l'ar-
gent. Elles étaient toutes deux à marier, avec une
nièce sur les bras. J'avais le choix, j'ai choisi, je
n'ai pas besoin de vous dire laquelle.
MONSIEUR VERNET 229
HENRI
Je le devine.
MONSIEUR VERNET
Croiriez-vous que Pauline, sous prétexte qu'elle
était l'aînée, m'en a voulu. Ses petits coups de ca-
nif, c'était à cause de moi!
HENRI
Je vous félicite.
MONSIEUR VERNET
Et elle m'en veut toujours, comme si j'avais pu
hésiter I
HENRI
Il aurait fallu être myope.
MONSIEUR VERNET
J'ai donc tiré Julie de l'ornière ; elle m'est re-
connaissante, et je suis un homme heureux.
HENRI
Ça se voit.
MONSIEUR VERNET
Je le dis tout haut. Et Julie, interrogez-la, dit
comme moi. 11 ne nous manque qu'un enfant. Je ne
sais pas pourquoi.
HENRI
Vous en aurez.
MONSIEUR VERNET
Après neuf ans?
2 30 MONSIEUR VERNET
HENRI
Je connais un ménage qui, après neuf années..
MONSIEUR VERNET
Oui, oui, je le connais aussi ; tout le monde nous
dit la même chose. Hélas 1 je désespère.
HENRI
Et mademoiselle Marguerite ?
MONSIEUR VERNET
Ce n'est que notre nièce, et sa tante Pauline en
a la moitié, ça gâte le tout. Ah ! cet unique point
noir nous attriste, Julie et moi. Nous avons beau
nous adorer, quelquefois, surtout aux heures de
tête à tête, nous nous embêtons un peu.
HENRI
En si bonne compagnie 1
MONSIEUR VERNET
Eh ! oui, parce qu'elle m'est supérieure, comme
culture; si, si, j'ai mes qualités... mais, à ce point
de vue, je ne la vaux pas. Je fais pourtant mon pos-
sible. Tenez : avant de la connaître, j'avais horreur
du piano. A présent, qu'elle s'y mette, je m'appro-
che derrière elle et j'écoute des heures, les yeux sur
ses mains. C'est stupide ?
HENRI
Non, monsieur Vernet.
MONSIEUR VERNET
Non? (Henri prend un petit gâteau.) Mangez, mangez
MONSIEUR VERNET 23 I
donc! — Et là-bas, à Fleuriport, quand elle ob-
serve le ciel, elle me comnniunique ses réflexions,
moi je fais aussi les miennes, et il nous arrive, mon
cher, le soir, sur notre banc, tout bourgeois que
nous sommes, de parler de la lune, comme d'une
amie; ça, par exemple, c'est idiot 1
HENRI
Non, non, monsieur Vernet; n*ayez pas de fausse
pudeur.
MONSIEUR VERNET
Oh! je tiens ma partie comme je peux; mais je
sens que ma conversation ne suffit pas à Julie, et
c'est quand je l'aime le plus que j'ai le moins de
choses à lui dire. Expliquez ça.
HENRI
C'est toujours comme ça.
MONSIEUR VERNBT
Vous ne devez pas connaître ce désagrément;
vous ne cessez pas d'être étourdissant. Vous le se-
rez, hein? Je suis content que vous veniez. Vous
vous mettrez en frais, dites, vous nous amuserez,
vous...
HENRI
Je ferai l'enfant.
MONSIEUR VERNBT
Vous pourriez être le mien. Quel âge avez-vous?
HENRI
Vingt-six.
233 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Hé! hél — ah! non, tout de même; je ne me
suis pas marié jeune. Mais je veux dire que vous
aurez de Pentrain, de la drôlerie. Nous ne sommes
pas bégueules. On criera, on chantera, on dansera,
ça ronflera; ce n'est peut-être pas votre genre ?
HENRI
Mais si, mais si, et je me forcerai au besoin.
MONSIEUR VERNET
Je suppose que la mer ne vous donne pas des
idées sombres.
HENRI
Je n'en sais rien.
MONSIEUR VERNET
Comment ça ?
HENRI
Je ne l'ai jamais vue.
MONSIEUR VERNET
Vous n'avez pas vu la mer!
HENRI
Non.
MONSIEUR VERNET
Vous n'avez pas vu la mer ?
HENRI
Mais non.
MONSIEUR VERNET 233
MONSIEUR VERNET
Vous n'avez...
HENRI
Je vous le dirais, monsieur Vernet I Ce n'est pas
un secret.
MONSIEUR VERNET
Un garçon comme vous I
HENRI
La mer doit être vexée.
MONSIEUR VERNBT
Vous m'abasourdissez.
Il sonne.
SCÈNE IX
MONSIEUR VERNET, HENRI, HONORINE.
MONSIEUR VERNBT
Madame est -elle couchée?
HONORINE
Pas encore, monsieur.
MONSIEUR VERNET
Dites à madame que j'ai à lui parler.
HONORINE
Pas encore, monsieur, mais presque...
MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Honorine, dites à madame de venir pour une
communication urgente. (Honorine sort. A Henri.) Elle
va être stupéfaite et ravie... Il n'a pas vu la mer 1
je vous assure que c'est à voir.
SCÈNE X
MADAME VERNET, en peignoir de couleur tendre.
HENRI, MONSIEUR VERNET.
MADAME VERNET
Qu'est-ce qu'il y a? Honorine me fait peur.
MONSIEUR VERNET
Figure-toi qu'il n'a jamais vu la mer!
HENRI
C'est pour ça que vous avez fait revenir madame
Vernet?... Oh! madame I
MADAME VERNBT
Un homme comme vous 1
MONSIEUR VERNET
C'est ce que je lui disais.
MADAME VERNBT
Par suite de quelles circonstances exceptionnelles
n'avez -vous jamais pu la voir?
MONSIEUR VERNET 'l'ib
HENRI
Je ne me suis pas dérangé.
MONSIEUR VERNET
Aujourd'hui, on va à la mer en quatre heures.
HENRI
Oh! ce ne sont pas les quatre heures qui me
manquaient. Je dois dire que j'ai aperçu le lac de
Genève et il paraît que...
MONSIEUR VERNET
Qu'il en donne une idéel Le lac de Genève, cette
cuvette! mon ami, quel blasphème! (Solennel.) Je
me fais une joie de vous montrer ça.
MADAME VERNET
Nous jouirons de votre surprise.
MONSIEUR VERNET
Et je lui offrais ce voyage comme une petite pro-
menade de rien du tout; ce sera un événementi
HENRI
Ce sera le plus beau voyage de ma vie
MONSIEUR VERNET
Ce n'était de ma part qu'une gentillesse, c'est
une bonne action. Quand je pense que vous auriez
pu mourir sans voir la mer!...
MADAME VERNET
11 l'aurait vue en imagination, c'est bien plus
beau.
^^36 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Oui, on dit ça, quand on ne peut pas se payer le
voyage. Plus tard, devenu célèbre, vous direz : c'est
le vieux papa Vernet qui m'a fait voir le premier
la Grande Bleue. Pourvu qu'elle soit pleine quand
nous arriverons!
Il cherche son horaire des marées.
MADAME VERNET
Ce n'est pas pour vanter Fleuriport, mais c'est
très bien, réellement. La Juliette se trouve ici.
En face, le petit port, avec ses petits bateaux de
pêche qui entrent et sortent; à droite, le village et
son calvaire avec une tête de christ très expressive;
à gauche notre butte, une tente, des bancs, et, au
pied de cette butte, à perte de vue, avec ses magni-
fiques couchers de soleil, la merl
MONSIEUR VERNET
Elle sera pleine!
HENRI
Je l'aurais prise telle quelle.
MONSIEUR VERNET
Je tiens à ce qu'elle nous fasse honneur.
HENRI
Pourvu qu'elle soit exacte!
MONSIEUR VERNET
Il blague. Nous verrons sa figure, nous l'éçoute-
rons exprimer son enthousiasme.
MONSIEUR VERNET 23^
MADAME VERNET
La mer ne lui fera peut-être aucune impression.
MONSIEUR VERNET
Nous serions alors plus poètes que lui î
HENRI
Je commence à le croire.
MONSIEUR VERNET
Ah ! si nous avions la chance de voir une belle
tempête là-bas, pendant votre séjour 1
MADAME VERNET
Pourquoi pas un beau naufrage > (A Henri.) Toutes
mes robes étaient emballées. Vous m'excuserez
d'avoir reparu dans ce déshabillé.
HENRI
11 est délicieux, madame, et vous le portez déli-
cieusement.
MONSIEUR VERNET
Ça vaut mieux que des coups de bâton. (A madame
Vernet.) A tout à l'heure, ma fille!
Il la baise au iront.
MADAME VERNET
Ma fille 1
Elle regarde Hçnri et sort.
2l8 iMONSIEUR \ ERNET
SCÈNE XI
MONSIEUR VERNET, HENRI
MONSIEUR VERNET
Allez, dites-lui des fadeurs, je ne suis pas jaloux
HENRI
Non?
MONSIEUR VERNET
C'est peut-être le seul sentiment que je n'éprouve
pas. Vous partez?
HENRI
Il est tard.
MONSIEUR VERNET
Vous avez bien le temps... Pourquoi serais-je ja-
loux? Elle m'aime comme je l'aime, j'en suis sûr,
et c'est une honnête femme, de ça je suis plus sûr
encore.
HENRI
C'est un plaisir de vous entendre parler de ma-
dame Vernet.
MONSIEUR VERNET
On n'en fait plus comme elle, ni comme moi.
MONSIEUR VERNET ^Sç
HENRI
Plus guère.
MONSIEUR VERNET
Oh! je ne veux pas dire qu'elle soit une honnête
femme, à cause de moi, parce qu'elle m'aime. Ce
serait de la suffisance. Je dis qu'elle l'aurait été
avec tout le monde, avec n'importe qui. Elle l'est,
parce qu'elle l'est, et qu'elle ne peut pas ne pas
Pètre. — Vous verrez.
HENRI
Je m'en rapporte...
MONSIEUR VERNET
Elle est venue au monde avec son honnêteté,
comme avec son nez, son joli nez un peu retroussé,
au milieu du visage. Elle est pure comme le jour
est clair.
HENRI
Comme le diamant brille 1
MONSIEUR VERNET
Voilà.
HENRI
C'est évident?
MONSIEUR VERNET
Evidemment.
HENRI
Mais, it suppose.
^40 MONSIEUR VEKNET
MONSIEUR VERNET
Quoi?
HENRI
Rien, bonsoir, monsieur Vernet.
MONSIEUR VERNET
Qu'est-ce que vous supposez ?
HENRI
Je suppose... que vous ayez des motifs d'être ja-
loux.
MONSIEUR VERNBT
Quels motifs! Où voulez-vous que j'en prenne,
puisque Julie. .
HENRI
C'est entendu. Aussi je suppose, partant de plus
loin, que vous n'ayez pas épousé madame Vernet,
mais sa sœur, par exemple.
MONSIEUR VERNET
Pauline? Je vous remercie di^ cadeau.
HENRI
Ou une autre femme, n'importe laquelle.
MONSIEUR VERNET
Mettons ; après ?
HENRI
Et que...
MONSIEUR 'vEKNET 341
MONSIEUR VERNET.
Ahl oui... Eh bien?
HENRI
Que feriez-vous ?
MONSIEUR VERNET
Je tire dessus.
HENRI
Sur la femme >
MONSIEUR VERNET
Sur elle, et sur lui, avec l'autre cartouche.
HENRI
Ah I ah I
MONSIEUR VERNET
Je dis l'autre cartouche, car je ne me sers pas
d'un joujou de revolver, mais d'un bon fusil prati-
que, à deux coups.
HENRI
Vous tirez bien?
MONSIEUR VERNET
J'ai tué des populations d'œufs dans les foires
HENRI
Entre un œuf vide et un homme!..
MONSIEUR VERNET
Je ne fais pas de différence. Feu des deux coups,
d'abord dans votre dos..
i6
243 MONSIEUR VERNET
HENRI
Mais monsieur Vernet, il ne s'agit pas de moi.
MONSIEUR VERNET
Il s'agit de vous comme des autres. Pan ! pan I
dans le dos du monsieur et de la dame.
HENRI
Diable!
MONSIEUR VERNET
C'est ma méthode.
HENRI
Vous ne badinez pas avec l'amour, monsieur Ver-
net.
MONSIEUR VERNETj bon enfant.
Dites donc, vous, hein? Vous n'avez pas bientôt
fiai ? si nous parlions d'autre chose ? si nous lais-
sions ces propos-là aux imbéciles?
HENRI
C'était pour rire.
MONSIEUR VERNET
Alors, riez tout seul; c'est un sujet qui ne me
fait pas rire.
HENRI
II termine agréablement une soirée
MONSIEUR VERNET
Il est indigne de vous et de moi.
MONSIEUR VERNET 24 3
HENRI
Pardon, monsieur Vernet. Excusez une habitude,
un tour d'esprit'; c'est le métier qui veut ça.
MONSIEUR VERNET
C'est un sot métier. Je vous pardonne, pour cette
fois.
HENRI
Je n'y reviendrai plus.
MONSIEUR VERNET
Ah I quelle tête I Que de choses doivent se passer
là, dans ce crâne de poète I
HENRI
Vous exagérez.
MONSIEUR VERNET
Tout à l'heure, c'était des scrupules, maintenant
c'est des inquiétudes, des imaginations biscornues.
Sommes-nous libres d'agir comme il nous plaît 1
HENRI
Qui pourrait nous empocher }
MONSIEUR VERNET
Liberté, Libertas>
HENRI
Ohl parfaitement.
MONSIEUR VERNET
Je voudrais bien savoir ce que ça peut me fairCr
les autres?
244 MONSIEUR VERNET
HENRI.
Et à moi ?
MONSIEUR VERNET.
Notre amitié ne regarde que nous. Je vous tends
ma main, vous y mettez la vôtre. Je vous ouvre ma
porte et vous dis : entrez ! Je vous présente à ce que
j'ai de plus cher au monde, ma femme. Elle et moi,
nous vous accueillons comme un jeune frère. Ce
frère est-il un faux frère, un vilain monsieur ? Etes-
vous un misérable?
HENRI.
Moi?
MONSIEUR VERNET.
Vous, — pas moi, moi je me connais.
HENRI.
Moi aussi.
MONSIEUR VERNET.
Répondez.
HENRI
Monsieur Vernet, vous me demandez ça d'un air...
MONSIEUR VERNET
Henri, ètes-vous un misérable?
HENRI.
Je ne sais pas, je ne crois pas.
MONSIEUR VERNET^
Oui ou non ?
MONSIEUR VERNET ^4^
HENRI, noblement.
Non.
MONSIEUR VERNET
Non! — Vous avez bien dit ça... très bien. (Il rit.
la main offerte.) A demain 1
Rideau
ACTE DEUXIÈME
A Fleuriport. Cinq heures du soir, au bord de la mer.
Une terrasse à gauche de La Juliette; balustrade rustique,
banc, chaises, tables de fer, tente mobile, petits arbres ra-
bougris. Un escalier de bois descend au port. Le pêcheur
Cruz taille des tamaris. Madame Cruz arrose des œillets
SCÈNE I
CRUZ, MADAME CRUZ.
MADAME CRUZ
Tu vas pêcher, cette nuit, Valentin >
CRUZ
Oui, et M. Henri veut venir avec nous.
MADAME CRUZ
Et ce n'est pas toi, gros goulu, qui ne voudras pas?
CRUZ. Il rit, il rit toujours
Non. M. Henri mettra, comme ils font tous, des
tas de provisions dans le bateau, il aura le mal de
MONSIEUR VERNET «47
mer, il ne leur fera pas tort, et mes matelots et moi
nous serons obligés de nous dévouer et de vider les
paniers.
MADAME CRUZ
Tu n*as pas honte?
CRUZ
Faudrait-il jeter ces bonnes choses-là aux pois-
sons? Ils s'en feraient éclater la vessie.
MADAME CRUZ
Je dirai à M. Henri de ne pas emporter de bou-
teilles, vous ne reviendriez plus.
CRUZ
Je suis raisonnable sur la mer
MADAME CRUZ
Parce que tu la crains ; mais une fois débarqué,
tu dis plus de bêtises qu'un mousse, et hier soir, tu
parlais à M. Henri comme si c'était ton camarade.
CRUZ
Il n'est pas fier avec moi, je ne suis pas fier avec
lui.
MADAME CRUZ
Tu n'es qu'un pauvre pêcheur de congres, M. Henri
est un monsieur.
çCRUZ
C'est un gentil garçon : il me plaît?
248 MONSIEUR \ ERNET
MADAME CRUZ
Voyez-vous ça I
CRUZ
Surtout quand il chante ses poésies... Et il plaît
à tout le monde, à monsieur Vernet, à madame Ver-
net, à mademoiselle Marguerite, à...
MADAME CRUZ
Et à moi aussi... Finaud, va 1
CRUZ
Il y a un mois qu'il est à Fleuriport et ils sont tous
pinces.
MADAME CRUZ
Veux-tu te taire, Cruz !
CRUZ
Il les a
MADAME CRUZ
Veux-tu te mêler de ce qui te regarde 1
CRUZ
Est-ce que je dis du mal ?
MADAME CRU
Tu finiras par en dire, et si on s'aperçoit que tu
as la langue trop longue, nous perdrons la garde
de cette maison. Ne t'occupe que de compter l'ar-
gent que ça nous rapporte.
CRUZ
C'est toi qui le touches I
MONSIEUR VERNET 249
MADAME CRUZ
C'est moi qui réconomise. Si je ne te surveillais
pas, nous ne mangerions que des arêtes de poisson.
CRUZ
Tu me fais déjà boire de l'eau.
MADAME CRUZ
Parce que je ne veux pas qu'un soir tu t'embar-
ques ivre-mort, comme Raymond qui n'est jamais
revenu.
CRUZ
Tu tiens tant à moi >
MADAME CRUZ
Je tiens à ta pêche, quand elle est bonne.
CRUZ
Tu m'aimes.
MADAME CRUZ
Oui, roule tes yeux blancs.
CRUZ
Ma Marie !
MADAME CRUZ
Ma Marie ! donne-moi vingt sous pour aller à l'au-
berge.
CRUZ
Non. Je veux que tu m'embrasses, que tu frottes
2)0 MONSIEUR VERNET
ton nez contre ma figure ; ça porte bonheur, ça fait
venir le poisson.
MADAME CRUZ
Valentin, si tu approches, je te flanque une ca
lotte.
Cruz veut l'embrasser, madame Cruz le repousse molle-
ment. Monsieur Vernet surgit en haut de l'escalier.
SCÈNE II
Lbs Mêmks, monsieur VERNET, puis MADAME VER-
NET, HENRI, PAULINE et MARGUERITE. Ils revien-
nent de la plage.
MONSIEUR VERNET \
Oh I les hommes seuls. Les dames n'entrent pas.
Déjà fini!
MADAME CRUZ, à CruZ
Grand serin I... (A monsieur Vernet.) Nous faisions,
pendant votre promenade, un bout de toilette à la
terrasse.
MONSIEUR VERNET
C'est ce que je viens de voir, madame Cruz
MADAME CRUZ
J'arrosais et Cruz taillait.
MONSIEUR VERNET 25 I
MONSIEUR VERNET
Et il VOUS prenait la taille.
MADAME VERNET
Tu fais rougir madame Cruz.
MONSIEUR VERNET
Pour cacher votre honte, madame Cruz, allez
nous chercher une carafe de votre nouveau cidre.
Est-il bon }
CRUZ
Il n'y a pas meilleur.
MADAME CRUZ
Une lettre, monsieur Vernet, qu'on m'a remise
pour vous.
Elle sort.
MONSIEUR VERNET
C'est monsieur le maire de Fleuriport, conseiller
d'arrondissement, délégué cantonal et chevalier du
mérite agricole, qui nous remercie de notre géné-
rosité. Il prie M. et M™" Vernet, et sa famille, et
surtout Monsieur le poète Henri Gérard...
HENRI
Comment, surtout ?
MONSIEUR VERNET
Il y a (( surtout » entre les lignes.
Il passe la lettre à Henn,
2? 2 MONSIEUR VERNET
HENRI
...de bien vouloir venir passer la soirée chez lui,
le dimanche des régates...
MONSIEUR VBRNET
Nous acceptons.
HBNRl
Ohl noni
MONSIEUR VERNET
Si.
HENRI
Vous avez déjà promis une soirée au curé.
MONSIEUR VERNET
Nous irons. Et nous irons ensuite chez le notaire,
puis chez madame la directrice des postes et télé-
graphes. Nous ferons la tournée complète; ce ne se-
rait pas la peine d'avoir un poète ! C'est vrai, ces
gars-là ne nous regardaient même pas l'an dernier.
Ils nous saluent jusqu'à terre, parce que nous avons
avec nous un poète de Paris.
HENRI
Je suis votre curiosité I
MADAME VERNET
Notre gloire I Résignez-vous.
MONSIEUR VERNET
Nous allons les éblouir : nous leur réciterons des
MONSIEUR VERNET 253
vers de ce poète dont vous avez toujours un exem-
plaire dans votre poche.
HENRI
Verlaine?
MONSIEUR VERNET
Non, dans l'autre pocne.
HBNRI
Baudelaire ?
MONSIEUR VERNB7
Oui, ça les ébahira.
PAULINE
Vous voyez que ça peut servir, un poète?
HENRI
A Fleuriport.
il veut la débarrasser.
PAULINE
Ne faites pas de frais pour moi
HENRI
Ça ne me coûtait rien
MARGUERITE, à Henri.
Tenez I
Elle lui donne sa pêchette.
HENRI
Merci. Vous 6tes gentille, vous, avec cette cerise
que vous gardez toujours aux lèvres.
a54 MONSIEUR VERNET
MARGUERITE
Quelle cerise r
HENRI
Votre bouche.
MARGUERITE
Quel type t.. . Vous ne pouvez pas parler comme
tout le monde.
HENRI
C*est plus fort que moi.
MADAME VERNET
Marguerite ! C'était un compliment.
PAULINE, assise et faisant du crochet.
Une perle de plus, mais Marguerite ne sait pas
apprécier, comme toi, ma sœur, les jolies choses
MARGUERITE
Ah ! ma tante, il me tire les cheveux.
HENRI
Pour voir si votre natte tient.
MARGUERITE
C'est solide >
HENRI
Comme une amarre 1... Celui que vous attacherez
avec cette chevelure I . . .
MARGUERITE
J*ai de quoi le faire valser.
MONSIEUR VBRNET 355
MONSIEUR VERNET regarde Henri et Marguerite.
Ça va ! Ça va I... (A Henri.) Et ce coup de bouton
de ce matin 7
HENRI
Je ne sens rien.
MONSIEUR VERNET
Vous n'êtes plus de force.
HENRI
Ah 1 si vous me cassez vos fleurets sur la gorge.
MONSIEUR VERNBT
Il y a une marque.
MARGUERITE
Où ça?
MADAME VERNET
Une marque bleue.
PAULINE
Bleue ou verte ?
MONSIEUR VERNET offre une longue-vue à Pauline.
Avec ça vous distinguerez peut-ôtre. Vous rier,
Cruz>
CRUZ
Toujours, monsieur Vernet ; il n*y a pas plus
gai que moi, quand je suis à terre.
256 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET, à Henri.
Et c'est à ce grand gosse que vous confierez vo-
tre vie, ce soir ?
HENRI
J*y suis réijolu. Je veux le voir pêcher sur place.
MONSIEUR VERNET
J'ai vu ça, l'année dernière. On ne m'y rattra-
pera plus. Imaginez leur bateau à l'ancre, démâté,
plat comme la main, et seul, dans la nuit, sur la
mer déserte : c'est sinistre.
HENRI
Ce doit être beau.
MADAME VERNET
Très beau, paraît-il.
HENRI
Venez avec nous, madame.
MADAME VERNET
Je voudrais bien ; il ne veut pas.
MARGUERITE
Et moi, mon oncle, moi !
MONSIEUR VERNET
Pauvres petites ! Elles prennent un bateau de
icheurs de congres pour un hôtel suisse Emmenez
' auline.
MONSIEUR VERNET 2$^
PAULINE
Pour me noyer.
MONSIEUR VERNET
Et ramenez-la, si vous voulez... ça m'est égal.
Je suis un homme, et j'ai été malade comme une
pompe.
PAULINE
Bien fait !
MONSIEUR VERNE!
J'ai restitué, en une fois, tout ce que j'avais pris
depuis ma naissance.
HENRI
Je restituerai.
MONSIEUR VERNET
Cruz se tord I
HENRI
Vous pensez à mon costume, Cruz?
CRUZ
Ne vous inquiétez pas, monsieur Henri, mon nu-
méro I vous ira comme une peau d'anguille.
MONSIEUR VERNET
Et dès que le mal de mer vous lâche, la frousse
vous prend. Cette solitude noire I
CRUZ
On ne risque pas plus que dans un lit.
17
2S8 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Et les grands vapeurs, Cruzî
CRUZ
Ah! par les temps de brume ^ ça ne connaît rien,
une vapeur.
MONSIEUR VERNET, à Henri.
Une vapeur 1
CRUZ
Si on lui barre la route, elle vous coupe en deux,
net.
MONSIEUR VERNET
Il y tient! (A Henri .) Ne le ratez pas non plus
dans vos études de mœurs, celui-là I
CRUZ
Et elle ne se retourne même pas.
MONSIEUR VERNET, à Henri.
Il vous encourage 1
MARGUERITE, bondissant.
« Oh I combien de marins 1 combien de capitaines !
C( Qui sont partis joyeux pour des courses...
Elle s'arrête, effrayée.
MADAME VERNET
Eh bien !
Madame Cruz, qui apporte le cidre, attend sur l'escalier.
MONSIEUR VERNET 2!Jg
HENRI
Continuez, mademoiselle.
MONSIEUR VERNET
Vas-y... Elle a peur.
MARGUERITE
J'ai toujours peur, quand ça rime.
HENRI
Je vous aiderai, mademoiselle.
MARGUERITE
«... pour des courses lointaines. »
HENRI
Reprenez.
MARGUERITE
Depuis le commencement?
HENRI
C'est là, tout près.
MARGUERITB
« Ah ! combien...
HENRI
« Oh !... Oh ! combien... »
MARGUERITE
Oui. — « Oh! combien... » Ah! c'est plus diffi-
cile que de prendre un bam.
yoO MONSIEUR VERiNET
Soutenue par Henri, qui bat la mesure, elle se jette
dans la strophe et finit par en sortir.
« Oh! combien de marins, combien de capitaines,
« Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
<< Dans ce morne horizon...
HENRI
Montrez-le.
MARGUERITE
Voilà !
« ... Se sont évanouis!
« Combien ont disparu, dure et triste fortune 1...
HENRI
Doucement I
MARGUERITE
« Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune...
HENRI
Largement.
MARGUERITE
« Sous l'aveugle océan...
PAULINE
Inutile de fermer les yeux, à cause d'aveugle!
MARGUERITE, démontée.
« ... A jamais enfouis! »
MADAME VERNET
Après>
MONSIEUR VERNET 20!
MARGUERITE, boudeuse.
Je ne sais que ça.
MONSIEUR VERNET
Sa tante lui a coupé le sifflet. Bravo ! Margue-
rite! tu diras le reste une autre fois. (A Henri.) C'est
de vous?
HENRI
Non.
MONSIEUR VERNET
Il ne veut jamais que ce soit de lui.
HENRI
Ah ! non, pas ça; c'est de Victor Hugo.
MONSIEUR VERNET
Je me rappelle.
HENRI
N'est-ce pas qu'elle fait des progrès?
MONSIEUR VERNET
Enormes. Elle avance comme une vapeur, grâce
à vous. (A madame Vernet.) Ça marche, ça marche.
MADAME VERNET
Tu te trompes peut-être.
CRUZ
Le plus drôle, c'est que j'en ai ramené un, au
oout de ma ligne.
•202 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Un quoi >
PAULINB
Un capitaine?
CRUZ
Non, mademoiselle, un mort ; mon hameçon l'a-
vait accroché là, derrière l'oreille.
PAULINE
Belle pêche I
MADAME VERNET
Une autre histoire, Cruz 1
CRUZ
Oui, madame Vernet. Moi, je mourrai à quarante
ans.
MONSIEUR VERNET
C'est une tireuse de cartes qui vous l*a prédit >
CRUZ
Non, c'est moi.
MADAME VERNET
Et vous en êtes sûr ?
CRUZ
Aussi sûr que de revenir sain et sauf demain ma-
tin. Monsieur Henri n*a rien à craindre pour cette
nuit. Oh I cette nuit, n'importe quelle tempête ne
m'aurait pas, mais à quarante ans sonnés, j'y res-
terai, là, dans le raz, comme les autres.
MONSIEUR VERNE! 363
HENRI
Quel âge avez-vous ?
CRUZ
Trente-huit.
MONSIEUR VERNBT
Ainsi, dans deux ans...
CRUZ
Oh ! jour pour jour 1 . .
MONSIEUR VERNET. Il lui ofFre un verre de cidre.
A votre santé, Cruz... pour deux ansi
CRUZ, impressionné.
A la vôtre, messieurs dames I
Il trinque avec tous.
MONSIEUR VERNET
Je lui ai fait froid dans le dos.
HENRI
Mais puisque vous êtes fixé, Cruz, vous n'aurez,
l'heure approchant, qu'à ne plus aller à la mer.
CRUZ
J'irai tout de même. On a beau le savoir, on
croit que ce n'est pas vrai.
MADAME VERNBT
Pauvres gens I
MONSIEUR VERNBT
Braves gens!
204 MONSIEUR VERNE!
• HENRI
C'est admirable!
MADAME VERNET
Sublime I
MONSIEUR VERNET
Oui, Cruz, vous êtes sublime!
CRUZ
Oui, monsieur Vernet.
MADAME VERNET
Quel contraste entre le marin et le paysan î
HENRI
Le paysan ne voit pas plus loin que les cornes des
bœufs de sa charrue. Ce que voit le maria, c'est
Tinfini.
CRUZ
Oué, oué.
MADAME VERNET
D'un côté* les odeurs de la ferme, de l'autre Pair
salubre de la mer.
CRUZ
Oué, oué. (A madame Gruz qui le tire par son tricot.)
Laisse-moi, Marie, on me parle!
MADAME VERNET
Le paysan fait sans risque sa^besogne vulgaire.
MONSIEUR VERNET 205
HENRI
Le marin est un héros de chaque jour,
MADAME VERNET
Croyez-Vous qu'il le comprenne?
PAULINE
Pardi I
HENRI
Ce n'est pas douteux. Dites, Cruz?
CRUZ
Oué, oué.
HENRI
N'est-ce pas que vous sentez toute la noblesse de
votre vie?
CRUZ
Oué, oué. Mais des fois, dans le bateau, ça ne
sent pas la rose.
HENRI
Il confond.
PAULINE
Encore un qui n'apprécie pas.
Madame Vernet et Henri tournent le dos à Cnuet regar-
dent la mer.
MADAME VERNET
Qu'elle est belle 1
-'66 MONSIEUR VERNET
HENRI
Et lumineuse, sous ce soleil répandu à profusion.
MONSIEUR VERNET
Et calme, à croire qu'on marcherait dessus en
vernis. Il ne faudrait pas s'y fier.
MADAME VERNET
Je la préfère pourtant à marée haute. Elle est
trop loin,
MONSIEUR VERNBT
Elle va revenir.
PAULINE
Comme c'est son devoir, là, à nos pieds.
MONSIEUR VERNET
Ça, ce n'est pas du Victor Hugo, c'est du Pauline.
HENRI
Vous ne la regardez même pas, mademoiselle;
vous ne lui dites rien.
PAULINE
Une banalité de plus ou de moins t
MONSIEUR VERNET
Mais vous en plus, ma belle- sœur, ça fait une
bien insupportable différence avec vous en moins.
PAULINB
Ça, c'est du Vernet.
MONSIEUR VERNET 267
MADAME VERNET
Oh I Pauline I Victor 1 devant cette pacifique na-
ture I
MONSIEUR VERNET
Je ne fais pas d'excuses. Elle me met hors de moi
quand elle dénigre la mer.
HENRI murmure.
(( Homme libre, toujours tu chériras la mer...
MADAME VERNET
C'est ça, monsieur Henri, dites-nous des vers.
MONSIEUR VERNET
Oui, changez la conversation. (A Pauline.) Silence,
là-basl
HENRI
{( La mer est ton miroir... »
MONSIEUR VERNET, à Honorine qui interrompt.
Quoi encore ? Il n'y a pas moyen d'écouter quatre
vers en paix. Arrêtez, poète!... Qu'est-ce qu'il y a?
HONORINE
Rien, monsieur,* une mendiante.
MADAME VERNET, à Monsieur Vernct.
Donne-lui I
MONSIEUR VERNET
Où diable ai- je mis mon porte -monnaie?
268 MONSIEUR VERNET
HENRI
Ohl J'ai oublié de vous le rendre, après avoir
réglé le goûter chez la fermière.
MONSIEUR VERNET
Il était aussi bien dans votre poche que dans la
mienne. (A Honorine.) Jetez-lui ça.
MADAME VERNET, à Monsieur Vernet.
Donne un peu plus.
HONORINE
Elle est déjà venue hier.
MONSIEUR VERNET
Hier 1 Est-ce que vous ne mangez qu'un jour sur
deux, vous, Honorine? Jetez tout de suite. Nous ne
sommes pas à Paris, ma vieille. Elle appelle ça rien,
un pauvre 1
HENRI
C'est la meilleure raison qu'ait le "riche de se
croire heureux.
MONSIEUR VERNET
Comment ?
MADAME VERNET
Monsieur Henri veut dire...
MONSIEUR VERNET
Oui, oui... à Paris, on ne sait jamais; ici, quand
on donne un sou, on peut être certain que ce n*est
MONSIEUR VERNET 269
pas àRotschild... Hep! hep! la mendiante, une mi-
nute !.. (Monsieur Vernet met cent sous dans son chapeau
et fait la quête. — A madame Vernet très généreuse.) Oh !
toi, tu mourras sur la paille
CRUZ
Mâtin 1
Il disparaît, par peur de la quête, avec madame Cruz.
MARGUERITE, à monsicur Vernet
Un bouton?
MONSIEUR VERNET
Ne plaisante pas, Marguerite. Ce que tu voudras,
je te le rendrai. C'est pour l'honneur. (A Pauline.)
S'il vous plaît?
PAULINE
Je n*ai pas de monnaie.
MONSIEUR VERNET
Je mets un franc pour vous.
PAULINE
Quelle confiance 1
MONSIEUR VERNET
Je n'en ai que pour vingt sous. (Il tend le chapeau
i Henri et le retire.) Oh ! non, vous avez payé votre
écot en déclamant.
HENRI. Il donne,
l'y tiens.
■i'JO MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Cœur d'orf (A Honorine.) Portez-lui ça, à cette
malheureuse, et ne rapportez que mon chapeau, et
si c'était un homme, je lui dirais de garder le cha-
peau avec.
HENRI
Bien, monsieur Vernet !
MONSIEUR VERNET
Ça ne nous arrive pas si souvent.
HENRI
Ne vous calomniez pas.
MONSIEUR VERNET
Vrai, je ne me suis jamais senti comme ça.
MADAME VERNET
C'est la poésie qui adoucit les mœurs, comme la
musique.
HENRI
C'est la musique de la poésie.
PAULINE
C'est le cidre I
MONSIEUR VERNET
Non, c'est le vinaigre!.. Mais je vous laisse le
dernier mot, ma belle-sœur, je suis tout à la con-
corde... Oui, mon cher Henri, impressionnables,
généreux, compatissants et poétiques... poétiques !..
MONSIEUR VERNET 27 I
voilà ce que vous avez fait de nous. (Monsieur Vernet
ému serre la main d'Henri. Silence. A Pauline.) Qu'est-ce
que vous avez à hausser les épaules?
PAULINE
J'ai un moustique dans le cou.
MONSIEUR VERNET
Je le plains.
VOIX DE CRUZ
Monsieur Vernet I monsieur Vernet f un trans-
atlautique.
MONSIEUR VERNET
Où ça>
VOIX DE CRUZ
Venez sur la jetée.
MONSIEUR VERNET, toujours affolé par le passage deê
transatlantiques.
Vite ! Marguerite, va me chercher ma casquette
d'amiral.
Marguerite court»
PAULINB
Sa casquette d'amiral 1
MONSIEUR VERNET, à Henri.
Ce qui me navre, c'est que vous nous lâcherez
plus tard, quand vous serez un grand homme, on
ministre.
273 MONSIEUR VERNET
HENRI.
Ministre, moi, un poète, quel rapport?
MADAME VERNET
Ministre des beaux arts.
HENRI
Ohf alors, madame, j'accepte.
MONSIEUR VERNET
Vous voyez bien. Mais j'ai une idée pour vous re-
tenir. N'est-ce pas, Julie, que nous avons une idée?
MADAME VERNET
Si vague!
Marguerite revient avec la casquette d'amiral.
MONSIEUR VERNET
A tout à l'heure !
Il descend vers la jetée.
MADAME VERNET, à Marguerite.
Comme tu as chaud 1 ma fille, il faudrait te chan-
ger.
MARGUERITE
Oui, ma tante: après que j'aurai vu le trans-
atlantique, j'irai me débarbouiller la figure.
MADAME VERNET
Le soleil te crible de taches rousses. (A Henri.i
Elle a la peau si fine 1
MONSIEUR VERNET 2; '
HENRI
Et si blanche !
MARGUERITE
Mais c'est bien salissant 1
Elle se sauve.
PAULINB
Tu ne trouves pas, Julie, que j'ai trop chaud,
comme Mar^tuerite?
MADAME VERNET
Non.
PAULINE
Si, je suis en nage, mal^ à Taise. Je monte dans
ma chambre.
MADAME VERNET
Monte.
PAULINE, bas k Henri.
Dites encore que je ne suis pas gentille !
SCÈNE III
MADAME VERNET. HENRI.
HENRI
On dirait, madame Vernet, que vous avez choisi
vous-même mademoiselle votre sœur, pour vous
faire valoir.
i8
274 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET, qui regardait la mer, se retourne.
Ne devenez pas méchant, vous dont la présence
ici nous a métamorphosés. Mon mari n'exagère
pas, je ne l*ai jamais vu comme ça.
HENRI
Monsieur Vernet avait, hier, l'amabilité de me
dire que vous-même...
MADAME VERNET
Je suis enchantée.
HENRI
Ça me fait plaisir.
MADAME VERNET
Et Marguerite! est-elle gaie, aepuis que vous
êtes son professeur?
rtENRI
Son camarade.
MADAME VERNET
Et Pauline?... Elle devient expansive.
HENRI
Elle dit plus de choses désagréables,
MADAME VERNET
Honorine qui se défiait de vous, comme d'une
personne étrangère, vous laisserait seul dans sa cui-
sine.
MONSIEUR VERNET 2"]^
HENRI
Comme un soldat : je n'ai plus rien à désirer.
MADAME VERNET
Nous VOUS devons tous de la reconnaissance.
HENRI
Et je vous en dois à tous, car je change aussi, à
mon avantage... La cordialité de M. Vernet, les
jeunes éclats de M"* Marguerite, l'honneur que me
fait IVP'* Pauline de me réserver ses pointes les plus
piquantes, la considération d'Honorine me renou-
vellent, me...
MADAME VERNET
Vous m'oubliez,
HENRI
Sans vous, les autres ne compteraient guère.
MADAME VERNET
Je méritais quelque chose, pas tant.
HENRI
C'est donné, je ne reprends plus : n'êtes- vous pas
la seule qui soit indispensable à tous? d'un dévoue-
ment aux vôtres...
MADAME VERNET
Je fais ce que je dois.
HENRI
Et d'une prévenance pour moi à qui vous ne de«
vez rien...
376 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Je fais ce que je peux... Puisque ce village de
marins vous a séduit...
HENRI
Les amis que j'ai dans ce village.
MADAME VERNET
Vous y reviendrez...
HENRI
J'en doute.
MADAME VERNET
Pourquoi ?
MONSIEUR VERNET
Parce que ces bonnes journées-là ne se recom-
mencent pas.
MADAME VERNET
Quoi de plus facile que de revenir ensemble l'an-
née prochaine... surtout grâce à l'idée de mon mari,
si elle ne vous effraie pas?... (A M. Vemet.) Tu re-
viens^déjà?
SCÈNE IV
MONSIEUR VERNET, MADAME VERNET, HENRL
MONSIEUR VERNET.
Oui. Il est à l'horizon, au diable, son transatlan-
MONSIEUR VERNET 377
tique! J'ai donné l'ordre à Cruz de me prévenir dès
que nous pourrions l'approcher dans sa barque. —
Dites-moi, mes amis, puisque nous sommes là, tous
trois, hein, Julie ! si nous lui en faisions part de
notre idée î
MADAME VERNET
C'est un peu tôt.
MONSIEUR VERNET.
Nous serons fixés plus vite.
HENRI
Vous m'intriguez.
MONSIEUR VERNET
Je ne veux pas vous faire languir.
MADAME VERNET
Pourvu qu*il ne rie pas !
MONSIEUR VERNET
C'est un homme du monde; s'il a envie de rire,
il se retiendra.
HENRI
J'ai surtout envie de savoir. Dites, monsieur Ver-
net?
MADAME VERNET
J'ai peur d'ôtre de trop; si j'allais faire un tour?
MONSIEUR VERNET
Ton devoir, Julie, quand il se passe quelque
278 MONSIEUR VERNET
chose de grave, c'est d'être à mes côtés. — Henri,
que pensez-vous de notre nièce?
Tous trois se sont assis.
HENRI
De mademoiselle Marguerite?
MADAME VERNET
Il a souri.
MONSIEUR VERNET
Il n'a pas souri.
HENRI
Non, madame.
MADAME VERNET
Je répète ma question : Henri, que pensez- vous de
Marguerite?
HENRI
Monsieur Vernet, je n'ai aucune peine à répon-
dre que je trouve mademoiselle Marguerite char-
mante.
MADAME VERNET
Comme petite fille.
HENRI
Comme jeune fille.
MADAME VERNET
Pour faire une femme?
MONSIEUR VERNET 279
HENRI
Et même, au besoin, une femme mariée.
MONSIEUR VERNET, à madame Vernet.
Ahl
HENRI
Elle va se marier?
MADAME VERNET, à monsieur Vernet.
Ah ! tu vois.
MONSIEUR VERNET
Qu*est-ce que je vois?
HENRI
Avec qui ?
MONSIEUR VERNET
Avec...
MADAME VERNET
Non, non...
MONSIEUR VERNET
Avec VOUS, si vous voulez.
MADAME VERNET
0ht
MONSIEUR VERNET
Il ne tombe pas à la renverse.
MADAME VERNET
Je reconnais qu'il ne rit pas.
2&0 MONSIEUR VBRNET
MONSIEUR VERNET
Il ne manquerait plus que ça.
MADAME VERNET
Oui, monsieur Henri, imaginez que Victor croit
que vous feriez avec Marguerite un couple des
mieux assortis. Quand il m'a communiqué son idée,
j'ai dit tout de suite : Hélas I Marguerite n'est pas
la femme qu'il lui faut.
MONSIEUR VERNET.
Mais lui ne le dit pas. Il ne dit rien.
HENRI
C'est que je ne suis pas sûr d'avoir bien entendu.
MADAME VERNET
Jamais M. Henri n'a songé à Marguerite.
MONSIEUR VERNET
J*ai pourtant remarqué des choses I
MADAME VERNET
M. Henri jouait avec Marguerite, il n'y faisait
pas attention ; elle est si jeune I
MONSIEUR VERNET
Je ne dis pas qu'il faille les marier ce soir.
MADAME VERNET
Ce mariage, qui serait sans doute notre rèvç, ne
peut pas être son idéal.
MONSIEUR VERNET 38l
MONSIEUR VERNET
Idéal! Idéal!... Je ne prétends pas qu'Henri soit
déjà fou de Marguerite; ça viendra. Pour le moment,
il suffît qu'elle ne lui déplaise pas.
MADAME VERNET
Les qualités d'une femme comme Marguerite —
et certes, elle en aura de sérieuses plus tard, quand
elle sera femme — conviennent-elles à un homme
comme M. Henri? réfléchis donc : M. Henri est un
poète.
MONSIEUR VERNBT
Je le sais aussi bien que toi.
MADAME VERNET
Et à un poète il faut une femme d'élite, qui le
comprenne, qui partage ses goûts, ses aspirations,
qui l'aide au besoin dans ses travaux...
MONSIEUR VERNBT
Tu permets ?
MADAME VERNET
Et notre pauvre chère Marguerite...
MONSIEUR VERNET
Attends...
Madame?
HENRI
MONSIEUR VERNBT
C'est ça, dirigez-nous.
252 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET, riant.
Oui, présidez.
HENRI
Parlez donc, monsieur Vernet.
MONSIEUR VERNET
Mon amie, je pense juste le contraire. Ce qu'il
faut à Henri...
HENRI
Je ne céderais ma place à personne.
MADAME VERNET
A votre tour, n'interrompez pas.
MONSIEUR VERNET
Ce qu'il faut à ce poète, c'est une bonne petite
femme d'intérieur, qui s'occupe sur la terre, tandis
qu'il sera dans ses nuages, et qui lui fiche la paix
jusqu'à ce qu'il redescende. Voilà mon avis.
MADAME VERNET
Ce n'est pas le sien.
HENRI
Vous croyez, madame?
MADAME VERNET
Il me semble.
MONSIEUR VERNET, à Heafi,
Vous êtes juge, jugez.
MONSIEUR VERNET 283
HENRI
Madame, vous m'autorisez à répondre?
MADAME VERNET
Je VOUS en prie.
HENRI
A la vérité, il faudrait avoir deux femmes. L'une
soignerait le poète en bas, l'autre l'accompagnerait
sur les hauteurs. Il vivrait avec l'une, il rêverait
avec l'autre.
MADAME VERNET
Vous ne répondez pas.
MONSIEUR VERNET
Deux femmes à la fois, ce n'est pas pratique.
HENRI
Je le déplore...
MONSIEUR VERNET
Il VOUS faut en sacrifier une et je sais laquelle,
moi, par expérience.
MADAME VERNET
Qu'est-ce que tu dis? Quelle expérience?
MONSIEUR VERNET
Celle que j'ai /aite.
HENRI
Lui>... vous, monsieur Vernet?
284 MONSIEUR VER NET
MONSIEUR VERNET
Moi-même, et avec toi, ma Julie, car sans être un
artiste comme Henri, tu es, par tes manières, ton
langage, tout ce que tu as dans ta cervelle, bien
au-dessus d'un monsieur Vernet.
MADAME VERNET
Ohî mon amil...
HENRI
Silence, madame 1 II ne vous insulte pas.
MONSIEUR VERNET
Et c'est précisément à cause de cette supériorité
que je t'aime.
MADAME VERNET
Victor, tu me gênes!
MONSIEUR VERNET
Tu ne me gênes pas. Plus elle éclate, plus je me
redresse, et comme tu ne me fais point trop sentir
ce qui nous sépare, nous sommes Tun par l'autre,
moi par orgueil de propriétaire, toi par modestie,
aussi heureux l'un que l'autre.
HENRI
Bravo I monsieur Vernet.
MONSIEUR VERNET
Si je barbote un peu, vous me comprenez, c'est
l'essentiel.
MONSIEUR VE-RNET 285
MADAME VERNBT
Tu es le meilleur des hommes. (A Henri.) Est-il
bon?
HBNRI
Extraordinaire I
MADAMB VERNBT
Et tu t'exprimes à ravir, mais il ne s'agit pas de
nous, il s'agit...
MONSIEUR VERNET
Oui, c'est le contraire, mais c'est la môme chose.
Ce n'est toujours qu'une question d'équilibre. Qu'il
épouse, lui, l'homme supérieur, Marguerite, la
femme inférieure, il fonde un ménage sur le modèle
du nôtre, les rôles étant intervertis d'ailleurs, puis-
que chez nous, c'est toi qui es supérieure...,
MADAMB VERNET
Passe 1
MONSIEUR VERNET
Et que chez eux, ce serait lui....
HENRI
Passez, monsieur Vernett
MONSIEUR VERNET
Et voici, grâce à mon initiative, un paradis de
plus sur la terre.
MADAME VERNET
Quel homme ! Tu arranges ça.
286 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Comme un mariage. J'ai réussi tout seul le nôtre,
ça me donne le droit de m'occuper du leur. (Il se lève.)
Un dernier mot : mon cher Henri, Julie et moi nous
n'avons, vous le savez, pas d'autre héritière que
Marguerite.
MADAME VERNET
Tu fais à M. Henri l'injure de croire que des
gros sous...
MONSIEUR VERNET
Je connais sa délicatesse. Je sais, d'après lui, que
pour les vrais poètes l'argent n'est qu'un détail, et
je suis capable, comme lui, quand il le faut, de
mépriser l'argent et peut-être avec plus de mérite,
parce que j'en ai, moi, de l'argent. Mais poète sous
les toits, Henri le sera tout autant, je suppose, à un
étage plus confortable et ça ne Thumiliera pas d'a-
voir quelques marches de moins à monter.
MADAME VERNET, à Henri.
Il a beau faire, vous restez froid.
MONSIEUR VERNEl
Il a du tact; il s'échauffera.
MADAME VERNET
Mais tu lui jettes notre fille à la tête I
MONSIEUR VERNET
D'abord ce n'est pas notre fille, ce n'est que notre
MONSIEUR VERNET 287
nièce. (A Henri.) Pourquoi riez- vous? Je ne peux pour-
tant pas vous offrir Pauline. Et Marguerite serait
notre fille, je vous l'offrirais d'aussi bon cœur, elle
et les quelques mille francs de rentes que je lui
servirai.
MADAME VERNET
Tu le désobliges.
MONSIEUR VERNET
C'est vrai?... Je n'ai pas dit le chiffre exact, j'ai
dit quelques mille francs...
HENRI
Je trouve ça très joli.
MONSIEUR VERNET, à Henri.
Tu es choqué, toi?
MADAME VERNET
Tues!...
HENRI
Je suis confus.
MADAME VERNET
Moi aussi.
MONSIEUR VERNET
Ma chère femme, tu m'étonnes ! mon idée était
la tienne. Ça ne te va plus. Pourquoi ? (Madame
Vernet s'éloigne.) Oh ! Julie, tu es fâchée ?
MADAME VERNET
Non, mais regarde M. Henri.
288 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Tu ne le connais donc pas encore ? Si on ne lui
offre jamais Marguerite, il ne la demandera jamais.
HENRI
Mes amis, mes chers amis, je ne me pardonnerais
pas votre première querelle. Je ne sais si je me
marierai un jour, et j'ignore s'il me faut une femme
supérieure, inférieure ou égale, riche ou pauvre,
blonde ou brune. Mais j'affirme que, quelle qu'elle
soit, je n'en veux pas, je déclare que je la répudie
d'avance, si mon mariage avec elle doit être la cause
de votre divorce.
MONSIEUR VERNET, à madame Vernet.
Il ne t'attendrit pas ? c'est mon homme, à moi.
Bruit de sirène.
SCÈNE V
Lit MÉMBs, marguerite:
MARGUERITE
Mon oncle, voilà le traasatlaatique,
MONSIEUR VERNET
Oui, ma chérie.
MARGUERITE
11 y a un torpilleur derrière qui lui donne la chasse.
C'est une manœuvre.
MONSIEUR VERNET 28g
MONSIEUR VERNET
Je ne veux pas la manquer.
MARGUERITE, à Henri.
Ça ne vous dit rien, monsieur Henri }
MADAME VERNET
Non, ma chérie.
MONSIEUR VERNET
Je conclus. Entre la dame chimérique, introuva-
ble, que tu lui proposes et notre Marguerite bien
réelle, bien dotée et bien femme que je lui recom-
mande, qu'il choisisse!
SCÈNE VI
MADAME VKRNET, HENRI
MADAME VERNET
Et il vous tutoie 1 Vous lui avez tourné la tête
HENRI
Mais non, c'est le bon sens même. Avec lui, la vie
va toute seule. Il traite les affaires de cœur comme
les autres; on ne perd pas son temps à des hypo-
c isies ; me voilà, si vous le permettez, de votre fa-
•aille.
MADAME VERNET
Faites-nous l'honneur d'y entrer.
ï9
290 MONSIEUR VERNET
HENRI
C'est pour moi que seraient Thonneur et le profit.
Mais, sans reproche, votre attitude....
MADAME VERNET
Et la vôtre?
HENRI
C'était la surprise.
MADAME VERNET
C'était la réserve. Mon mari allait d'un train ! Je
le retenais pour la forme, et si Marguerite vous
plaît ?
HENRI
Ohl moi, vous savez, les petites filles I
MADAME VERNET
Qu'est-ce que vous avez contre les petites filles ?
HENRI
Je parle en général.
MADAME VERNET
Vous trouvez Marguerite ordinaire, vos visées
sont plus hautes?... Ça ne me regarde pas?
HENRI
Hélas f
MADAME VERNET
Quoi ? Hélas ! Toujours ce front qui travaille.
MONSIEUR VERNBT agi
HENRI
Oui... Il s'est empli de petites questions... que
je voudrais vous poser.
MADAME VERNET
Je tâcherai de répondre.
HENRI
Oh I par oui ou par non, sans fatigue*
MADAME VERNET ;,j.^
Je m'assieds. %
HENRI
Dites-moi, madame Vernet ?
MADAME VERNET
iMonsieur Henri?
HBNIU
Vous êtes heureuse ?
MADAME VERNBT
Oui.
HENRI
Avec M. Vernet?
MADAME VERNBT
Avec mon mari.
HENRI
Et ne le seriez-vous pas, que ce serait la môme
chose, parce que vous n'admettez le bonheur que
dans le mariage seulement.
^
2Q2 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Je suis mariée.
HENRI
Vous croyez à la morale.
MADAME VERNET
J'ai été assez bien élevée.
HENRI
Vous êtes une femme vertueuse.
MADAME VERNET
Je n*en rougis pas.
HENRI
De sorte que vous ne seriez point de celles qui,
sous le simple prétexte qu'elles ne sont plus heu-
reuses avec un homme, essaient, tout de suite, de
l'être avec un autre ?
MADAME VERNET
Décidément, vous me comblez.
HENRI
Je précise : êtes-vous une femme fidèle à son de-
voir... ou à son mari?
MADAME VERNET
Aux deux.
HENRI
Je le savais.
MONSIEUR VERNET
293
MADAME VERNET
Pourquoi donc faire cette enquête?
HENRI
Pour m'assurer une dernière fois qu'il serait bien
inutile de vous dire que ce n'est pas impunément
que tout ce qui se passe, depuis un mois, se passe,
de vous dire que ce qui devait arriver arrive, de
vous dire que...
MADAME VERNET
Pourquoi le dire, puisque c'est inutile 7
HENRI
Ça ne servirait à rien }
MADAME VERNET
A rien.
Du tout }
Du tout.
Ecoutez.
ChutI
HENRI
MADAME VERNET
HENRI
MADAME VERNET
HENRI
Non. Je m'explique mal. Je fais des façons, je
294 MONSIEUR VEkrsET
m'embrouille, je ne suis pas clair et je veux Pêtre
Ecoutez, madame Vernet, il y a un mot si souvent
dit, SI souvent écrit et lu, si fané sous son tas de
feuilles mortes, que je m'étais promis de ne jamais
m'en servir pour mon usage personnel....
MADAME VERNET
Etrange garçon t
HENRI
S'il faut un jour, pensais-je, que je le dise, ce
mot, à une femme, je jure que je ne le dirai pas.
Je chercherai autre chose, je trouverai ; je ne suis
pas un sot... Quel orgueil 1 L'instant est venu et je
suis bien obligé de parler comme les autres et de
vous dire, comme le dirait tout le monde à ma
place...
MADAME VERNET. Elle 86 ICYe.
Ce n'est pas la peine, j'ai bien compris,
HENRI
Le mot vous déplaît, à vous aussi }
MADAME VERNET
Le sens.
HENRI
Il n'a rien d'injurieux; si je vous aime., .
MADAME VERNET
Ah ! vous le dites l
MONSIEUR \ERNET 29$
HENRI
Oui, il m'échappe, mais si je vous aime, je ne
vous demande pas de m'aimer... Qui vous le de-
mande }
MADAME VERNET
Personne,
HENRI
Pas moi ; non, je ne vous le demande pas, mais
vous voyez que j'avais raison et que mon retour ici,
l'année prochaine, est impossible. Vous ne pouvez
déjà plus me regarder en face.
MADAME VERNET
Je regardais un bateau qui passe. Oh 1 cette bonne
brise ! vous respirez ?
HENRI
Je respire.
MADAME VERNET
L'année prochaine, vous ne penserez plus à ce
que vous venez de dire.
HENRI
Je le souhaite. Un an de perdu, ce serait long.
MADAME VERNET
Et ce que vous venez de dire n'est pas vrai...
Non, vous vous trompez sur la nature de vos senti-
ments.
29Ô MONSIEUR VERNET
HENRI
J'ai le tort de les avouer, mais je les connais
mieux que vous peut-être.
MADAME VERNET
Vous avez de la sympathie pour moi.
HENRI
De la sympathie 1 Vous ne vous êtes donc jamais
regardée ?
MADAME VERNET
De la sympathie seulement, mais vous l'exagérez
parce que nous sommes au bord de la mer.
HENRI
Je ne saisis pas bien.
MADAME VERNET
Vous payez votre tribut à la mer par un peu de
fièvre. Elle vous énerve et vous grise. Vous avez
le cœur phosphorescent !
HENRI
C'est joli.
MADAME VERNET
C'est de vous. Je vous l'ai entendu dire un soir
sur le rocher de Fontenaille. Vous parliez alors à
la mer, votre grande amie !
HENRI
Eh bien ! c'est à vous que je parle ce soir. Oui,
j'ai dit à la mer qu'elle était belle, éternellement
MONSIEUR VERNET 297
jeune, inspiratrice, et je ne m'en dédis pas, mais
vous madame, vous êtes laide ?
MADAME VERNET
Moi!
HENRI
Vieille?
MADAME VERNET
Oh ! vieille !
HENRI
Sans esprit, sans charme, sans grâce r».
MADAME VERNET
Oui, oui, oui.
HENRI
Et moi, je n'ai pas d'yeux?
MADAME VERNET
Si, des yeux perçants.
HENRI
Pas de goût ?
MADAME VERNET
Oh ! le goût, c'est votre partie.
HENRI
Alors, laissez la mer tranquille; ne me traitez
pas comme un petit garçon malade et répondez-
moi. M'aimez-vous?
^98 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Vous aviez tout à l'heure la délicatesse de me
dire : je ne vous demande pas de m'aimer.
HENRI
Vous ne m'aimerez pas, jamais >
MADAME VERNET
Non.
HENFfi
Et ça VOUS est égal que j'en souffre i
MADAME VERNET
Oh!
HENRI
Pourquoi pas >
MADAME VERNET
Si l'un de vous deux doit souffrir, je préfère que
ce ne soit pas mon mari.
HENRI
Ce serait injuste, cet excellent homme.-,
MADAME VERNET
Cet homme!
HENRI
A droit à toute votre estime.
^ MADAME VERNET
D'abord.
MONSIEUR VERNET SQCJ
HENRI
Et à toute votre sympathie.
MADAME VERNET
Vous ne l'avez donc pas regardé, quand il vous
offrait Marguerite, au cœur? Il a droit à mon amour.
HENRI
Et ce mot, — encore un mot I toujours ces motsi
— ne vous gêne pas un peu?
MADAME VERNET
Non, quand c'est pour le bon motif.
HENRI
Bahl il y a tant d'espèces d'amour I
MADAME VERNET
Je parle de celui qui peut vous être le plus désa-
gréable.
HENRI
Votre dureté vous va bien.
MADAME VERNE!
Cette attitude envers mon mari vous va si mal I
Vous qui cherchez des mots neufs, ne vous servez
donc pas de ces vieux moyens.
HENRI
Oui, je continue à ne pas savoir m'y prendre. Il
faudrait tout recommencer; recommençons!
300 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Non, non, une fois suffit.
HENRI
Mais tant de maladresse, c'est la preuve au moins
que je suis sincère.
MADAME VERNET
Comme j'ai de l'affection pour vous, — je suis
sincère, moi aussi, — je vous plains.
HENRI
Vous ne pouvez pas faire plus ? *
MADAME VERNET
Je ne peux pas.
HENRI
Vous êtes décourageante.
MADAME VERNET
Je veux l'être de toutes mes forces.
Madame Vernet, au bord de la terrasse, ftiit de la main
des signes à M. Vernet.
HENRI
Vous appelez au secours 1
MADAME VERNET
Victor me fait des signes du bateau de Cruz et
je réponds... Ah 1 il croit en effet que j'appelle au
secours et il vient.
MONSIEUR VERNET 301
HENRI, s'approchant.
Il se dépêche... vous êtes sauvée 1
MADAME VERNET
Ne soyez plus amer et faites-lui bon visage 1 Ce
a'est pas sa faute... c'est la mienne.
SCÈNE VII
Lks Mêmes, MONSIEUR VERNET.
MONSIEUR VERNET. Il apparaît Un peu essoufflé.
Tu m'appelais }
MADAME VERNET
Non, et toi ?
MONSIEUR VERNET
Non, je te faisais deè signes pour te faire des si-
gnes.
MADAME VERNET
9
Et moi, je répondais à tes signes.
HENRI
C'est de la télégraphie conjugale.
MONSIEUR VERNET
Voilà comment nous sommes depuis notre ma-
riage.
302 MONSIEUR \ ERNET
HENRI
Et ce n'est pas près de finir.
MONSIEUR VERNET
Ça durera toute la vie. — Quel géant! ce trans-
atlantique ! et ce torpilleur, quel monstre I
MADAME VERNET, maternelle.
Comme tu es fagoté 1
Elle lui refait son nœud de cravate, l'époussette.
HENRI
Voulez-vous que j'aille chercher une glace, une
ibrosse>
MONSIEUR VERNET
Merci.
Il embrasse madame Vernet.
HENRI
Monsieur Vernet, vous embrassez souvent ma-
dame Vernet.
MONSIEUR VERNBl
Fermez les yeux.
HENRI
Ça ne suffirait pas, vous faites un bruit t Et vous
devez sentir le poisson.
MONSIEUR VERNET, à madame Vernet.
Tu trouves ?
MON'ilEUR VERNET 3o3
MADAME VERNET
Pas trop.
HENRI
L'amour n'a pas de nez.
MONSIEUR VERNET
C'est vrai que le bateau de Cruz empeste. Ayez
de l'eau de Cologne sur vous, cette nuit. Je n'y te-
nais plus. Tes signes m'ont délivré. Et puis j'ai cru
que tu avais une bonne nouvelle à m'apprendre,
que tu venais de le décider. Non? il refuse. Ah ! il
est libre.
MADAME VERNET
Il n'est pas libre.
MONSIEUR VERNET
Il a une maîtresse... sérieuse? je le saurais.
HENRI
Je vous l'aurais dit.
MONSIEUR VERNET
Alors il préfère, à notre petite Marguerite, ton
espèce d'idéal.
MADAME VERNET
Il préfère l'impossible.
MONSIEUR VERNET
Qui?
^04 MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
Mon bon Victor !
MONSIEUR VERNET
Il faut encore que je prenne garde...
MADAME VERNET
Non, ne te donne pas ce souci; moi, je prends
garde.
Madame Vernet s'éloigne.
MONSIEUR VERNET, très étonné.
Ah! — bien... Bien. (A Henri.) Je croyais avoir
trouvé un moyen sûr pour que vous ne sortiez plus
de ma famille; j'ai fait fausse route, excusez-moi.
HENRI
Monsieur Vernet!
MONSIEUR VERNET
Oh'! je ne suis pas froissé!... (Pauline passe.) Et puis,
ne faites pas cette figure, nous parlerons d'autre
chose. Ce qui m'ennuie, c'est que ce mariage me
paraissait si naturel que tout à l'heure, en bas, je
l'ai presque annoncé à celle-là. Un autre genre, elle!
ça l'a fait rire. N'est-ce pas >
MONSIEUR \ERNET 3o5
SCÈNE VIII
HENRI. MONSIEUR VKRNET, PAULINE.
PAULINE
Dans un projet de mariage, il n'y a pas de quoi
pleurer.
MONSIEUR VERNBT
Il y a de quoi ricaner I
PAULINE
Non, et vous êtes trop aimable de me consulter.
MONSIEUR VERNET
Je ne vous consultais pas, je vous prévenais.
PAULINE
Ah I c'est une prévenance ! la première alors.
MONSIEUR VERNET
Et la dernière, et je la regrette
Monsieur Vernet son au même côté que madame
Vernet.
2«
Î06 MONSIEUR VERNET
SCÈNE IX
PAULINE. HENRI
PAULINE
Pauvre M. VernetI II ne lui reste plus rien à vous
offrir. C'est vrai que j'ai failli vous perdre, je n'ai
pas pu m'empêcher de rire à la nouvelle de ce ma-
riage.
HENRI
Parce que >
PAULINE
Ne faites pas l'innocent I Vous voilà entre deux
feux. Vous êtes pris, qu'allez-vous faire ?
HENRI
Ça vous intéresse ?
PAULINE
Beaucoup
HENRI
Je vous remercie.
PAULINE
En tout bien, tout honneur... Oh! n'insistez pas.
MONSIEUR VERNET 307
HENRI
Je n'insiste pas.
PAULINE
Je ne suis pas sur les rangs, moi ; mais ça m'a-
muse, — je n'ai que cette joie, — de regarder les
autres.
HENRI
Et de les écouter.
PAULINE
Vous parlez si fort sur cette terrasse ! J'écoute ce
qu'on dit trop haut, je regarde ce qu'on ne se donne
pas la peine de cacher et j'attends... Laquelle choi-
sissez-vous?
HENRI
J'hésite.
PAULINE
C'est délicat...
HENRI
Donnez-moi un conseil.
PAULINE
Ah I non, tirez-vous de là, tout seul. Moi, je vous
dis, je m'amuse.
HENRI
Tant que ça?
3o8 MONSIEUR VERNE!
PAULINE
Suffisamment.
HENRI
Et vous ne voulez pas m'aider?
PAULINE
Je donne mon consentement à votre mariage
avec Marguerite. Vous me le demandez?
HENRI
Pas ce soir, mais si j'en ai besoin.
PAULINE
Du côté de ma sœur, dame ! je ne peux rien. ,
HENRI
Ce ne serait pas convenable, entre sœurs.
PAULINE
Et puis c'est une femme unique.
HENRI
Sa vertu vous désole.
PAULINE
Non, je ne cache pas que j'aurais quelque plaisir,
si M. Vernet obtenait enfin ce qu'il mérite; mais
je suis fière de Julie, et, malgré ce pauvre homme,
il n'y a encore rien à reprocher à ma sœur. J'en
mettrais ma main au feu.
MONSIEUR VEKNET 309
HENRI
Pour l'activer.
PAULINE
Je vous jure. Elle a fait ses preuves. Le peintre,
il y a deux ans...
HENRI
Le peintre?
PAULINE
Le peintre Morneau, le portraitiste de madame
Vernet... lui aussi...
HENRI
Ah! tiens.
PAULINE
Oui, mais sottement, brutalement. Il a voulu
aller trop vite, etonPa flanqué à la porte, trop tôt...
Après la peinture, la poésie! mais vous, vous êtes
bien plus fort que le peintre.
HENRI
C'est le talent.
PAULINE
Vous avez un doigté, une prudence I... Sans flat-
terie. A tout autre je dirais : non. Je le découra-
gerais, mais avec un artiste comme vous...
HENRI
Il V a de Tespoii .
3 10 MONSIEUR VERNET
PAULINE
Ohl VOUS avez fait du chemin depuis quatre se-
maines.
HENRI
Et j*ai l'avenir devant moi.
PAULINE
Alors vous êtes décidé : ce n'est pas Marguerite,
c'est madame Vernet.
HENRI
Non, non, non; je ne choisis pas; je laisserai faire
le hasard.
PAULINE
Vous accepterez celle qu'il vous présentera la
première.
HENRI
Et s'il m'offre les deux...
PAULINE
Toutes les deux 1
HENRI
Pourquoi pas? Je ne refuse personne. Pensez-
vous que je n'aie pas une idée nette de mes droits
d'ami de la maison, que je ne connaisse pas mes
obligations d'artiste reçu à bras ouverts dans une
famille bourgeoise ? Si je reculais, quelle triste
opinion vous auriez de moi qui tiens tant à votre
estime 1
MONSIEUR VERNET 3l I
PAULINE
Vous VOUS énervez.
HENRI
Du tout : je me mets à la hauteur. Comptez sur
moi, mademoiselle, je ferai mon devoir, tout mon
devoir. Je prendrai l'une et l'autre, ensemble, ou
l'une après l'autre, comme ça se trouvera.
PAULINE
Vous ne manquez pas d'allure.
HENRI
Et après, qui?
PAULINE
Vous ne craignez pas que cette plaisanterie ne
vous coûte cher ?
HENRI
Vous me trahiriez 1
PAULINE
Pas maintenant.
HENRI
Oui, plus tard. Ce soir, vous vous amusez trop.
PAULINE
Et avouez qu'il y a de quoi! (M. Vernet reparait.)
Vous me tiendrez au courant, hein, vous me direz...
HENRI
Tout, comme à ma meilleure amiel
Pauline rentre dans la maison.
3l2 MONSIEUR VERNET
SCÈNE X
MONSIEUR VERNET HENRI
MONSIEUR VERNET
Henri 1
HENRI. Il s'éloignait.
Monsieur Vernet.
MONSIEUR VERNET
Qu'est-ce qu'elle vous a encore dit, celle-là >
HENRI
Des douceurs!
MONSIEUR VERNET
Oui, elle travaille, avec ses dents... Je viens de
causer avec Julie pour savoir les raisons, les vraies
raisons de votre refus... Oh! je n'y ai pas mis de
malice. Je lui ai dit : « Julie, est-ce que la poésie
ne nous réussirait pas mieux que la peinture? ».
Vous ne comprenez pas, vous ?
HENRI, sur ses gardes.
Non.
MONSIEUR VERNET
Vous ne connaissez pas cette histoire-là. Mais Ju»
lie m'a compris. Elle m'a rassuré.
MONSIEUR VERNET 3l3
HENRI
Ahl
MONSIEUR VERNET
D'un mot elle me rassure. Et elle parle de vous
dans des termes si affectueux...
HENRI
De moi I adorable femme !
MONSIEUR VERNET
N'est-ce pas ! (En détresse.) Si je la perdais, je ne
mourrais pas, non, parce que je suis solide, mais je
ferais le mort. Je n'aurais plus de goût à rien, je
lâcherais tout et j'irais me cacher dans un coin.
HENRI
Qu'est-ce que vous avez, monsieur Vernet >
MONSIEUR VERNET
Ça passera.
HENRI
Je vous laisse.
MONSIEUR VERNET
Non, tenez- moi plutôt compagnie. Ce n'est rien...
une petite boule à la gorge.
Il jette des cailloux dans la mer. Henri l'observe.
HENRI
Décidément, ça ne va pas, monsieur Vernet.
3l4 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Si, ça va mieux, restez.
HENRI
Je reste.
Monsieur Vernet fait quelques pas, agité, puis soudain,
sans dureté, avec des regrets et de la tendresse.
MONSIEUR VERNET
Allez- VOUS en mon cher Henri, il faut vous en
aller, tout à fait, loin de nous, loin d'elle, de Julie,
parce que... j'ai peur... Votre refus inexplicable,
les ricanements de cette vieille fille... vos façons de
parler à Julie qui me reviennent... oui, malgré sa
finesse d'honnête femme qui ne veut même pas
avoir l'air de se douter de quelque chose, je devine,
moi, je sens qu'elle vous a troublé. Oh! je ne dis
pas que vous l'aimiez beaucoup, mais vous l'aimez
déjà un peu» un petit peu, pour commencer. Et si
vous ne l'aimez pas aujourd'hui, vous l'aimerez de-
main, c'est inévitable ; et tandis que je vous pous-
sais du côté de Marguerite, vous regardiez du côté
de Julie... Oh! je ne vous en veux pas, et je l'aime
trop pour m'étonner qu'on l'aime. Tout le monde
l'aimerait ! mais il ne faut pas, non, pas vous, ce
serait particulièrement pénible.
HENRI, encore inquiet.
Que voulez-vous que je réponde, monsieur Ver-
net?
MONSIEUR VERNET 3l5
MONSIEUR VERNET
Ne cherchez rien.
HENRI
Je pourrais dire que vous vous trompez.
MONSIEUR VERNET
Vous ne le dites pas.
HENRI
Parce que vous ne me croiriez pas.
MONSIEUR VERNET
Parce que vous êtes incapable de mentir.
HENRI
Votre état d'esprit, monsieur Vernet, m'oblige
au silence.
MONSIEUR VERNET
Oui, ne protestez pas, ne niez pas. A quoi bon ?
Tout est de ma faute. J'aurais dû me défier, non
de Julie, la chère femme, ce serait abominable, mais
de vous. J'aurais dû prévoir que vous l'aimeriez,
malgré vous et malgré elle ; oui, d'accord, j'ai été
trop loin. Je vous attire à la maison, je vous traîne
au bord de la mer, je fais de vous l'ami inséparable.
J'avoue qu'on n'est pas plus naïf, que je suis im-
pardonnable et que je mérite, n'est-ce pas, d'être
malheureux.
HENRI, touché.
Vous ne serez pas malheureux, monsieur Vernet.
3l6 MONSIEUR VERNET
Vous me dites, sans colore, de partir, je partirai
sans révolte.
MONSIEUR VERNET
Faites ça, monsieur Henri Gérard, faites-le gen-
timent, comme vous savez faire les choses.
HENRI
Comme je suis venu.
MONSIEUR VERNET
Ne m'accablez pas.
HENRI
Oh ! cher monsieur Vernet I je m'en irai comme
il faudra. Quand désirez-vous que je parte? Soyez
Iranc, puisque nous en sommes là.
MONSIEUR VERNET
Il est vrai qu'après nos aveux nous allons nous
faire de drôles de têtes...
HENRI
Justement. Dites... le plus tôt possible.
MONSIEUR VERNET
Dans quelques jours.
HENRI
Demain.
MONSIEUR VERNET
Je ne vous demande pas ça. Plus tard, quand
dous voudrons.
MONSIEUR VERNET 3l7
HENRI
Quand vous voudrez, au moindre prétexte.
MONSIEUR VERNET
Nous le chercherons tous deux, à tête reposée...
Nous dirons que votre père, de passage à Paris,
vous y attend. C'est simple.
HENRI
Comme bonsoir.
MONSIEUR VERNET
Ça, c'est déjà moins gentil.
HENRI
Pardon, monsieur Vernet... Mais j'y pense, j'ai
un moyen encore plus simple. Je dois passer la nuit
en mer avec Cruz. Demain matin, je ne reviendrai
pas.
MONSIEUR VERNET
Vous me faites peur.
HENRI, gaîment.
Vous croyez que je vais me jeter à l'eau. Ah !
Qon, tout de même.
MONSIEUR VERNET, commc Henri;
Ou simuler un naufrage 1
HENRI
A votre tour, monsieur Vernet, ne m'accablez pas.
3l8 MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Pardon, Henri 1
HENRI
Demain matin, au réveil, sur la mer, je dirai à
Cruz : je ne connais pas Cherbourg, si nous allions
vendre votre pêche à Cherbourg } Je suis sûr qu'il
se fera un plaisir de m'y mener. Et une fois à
Cherbourg,., les rapides ne sont pas faits pour lais-
ser les voyageurs en plan.
MONSIEUR VERNET
C'est une folie!
HENRI
D'aller à Cherbourg ?
MONSIEUR VERNET
Non. Les marins de Fleuriport y vont toutes les
semaines et, quelquefois, malgré eux, par mauvais
vent. Mais ce départ, c'est fou, si brusquement.
HENRI
Ne vous ai- je pas suivi de môme? Vous m'aviez
enlevé, vous me rendez ma liberté, je m'enlève. Moi,
monsieur Vernet, je suis toujours prêt à partir.
MONSIEUR VERNET
Et qu'est-ce que je dirai, à Julie, qui ne sera pas
dans notre secret 1
HENRI
Ne lui dites rien.
MONSIEUR VERNET ÎIQ
MONSIEUR VERNET
Avant votre départ, mais demain, quand Cruz re-
viendra seul.
HENRI
Vous direz qu'après une scène violente, vous
m'avez mis...
MONSIEUR VERNET
Ohl ça jamais.
HENRI
Vous direz qu'après une explication loyale, je
suis parti.
MONSIEUR VERNET
Ce sera une surprise.
HENRI
Oh ! avec des ménagements. Je fais le plus diffi-
cile, faites le reste.
MONSIEUR VERNET
Non, votre idée me donne chaud; non, non, je ne
veux pas.
HENRI
Mais moi je veux... L'important, c'est que je dis»
paraisse, que ce soit par terre ou par mer, ou même
en ballon I
MONSIEUR VERNET
Vous riez, vous 1
HENRI
Oui, de nous deux, c'est moi qui ris.
32a MONSIEUR VERNET
MONSIEUR VERNET
Ça VOUS va, au fond, ce départ original I
HENRI
Romanesque ! il a surtout quelque chose de pré-
cipité qui me séduit. (Avec effort.) J'avoue que j'ai
hâte d'en finir, je me sens mal à l'aise, ici. Ça de-
vient excédant, 'douloureux. Je voudrais être loin.
MONSIEUR VERNET. Il tire sa montre.
Quand je pense que le bateau de Cruz s'apprête.
HENRI
Pensez à autre chose.
MONSIEUR VERNET
Vous savez que c'est une promenade de gagner
ce beau port militaire.
HENRI
J'aurai peut-être le temps de visiter l'arsenal.
MONSIEUR VERNET
C'est drôle.
HENRI
Encore une chose fine, monsieur Vernet t (Léger
et sans rancune.) Alors VOUS n'insistez plus pour que
j'épouse?
MONSIEUR VERNET
Marguerite > vous n'y teniez pas beaucoup.
MONSIEUR VERNET 321
HENRI
Il y avait la dot.
MONSIEUR VERNET
Ne faites pas l'homme d'argent,
HENRI
Vous avez réponse à tout.
MONSIEUR VERNET
Et puis VOUS en trouverez d'autres, des jeunes
filles.
HENRI
Oh I je ne suis pas embarrassé de ma personne.
MONSIEUR VERNET
Tandis que moi, si j'essayais de lutter avec un
jeune homme comme vous, je serais...
HENRI
... battu d'avance. Mais c'est de la jalousie, ça,
monsieur Vernet; vous qui ne connaissiez pas ce
sentiment!
MONSIEUR VERNET
Je le connais.
HENRI
Pas pour longtemps.
MONSIEUR VERNE-^
Brave Henri 1
21
S22 MONSIEUR \ ERNEÎ
HENRI
Brave monsieur Vernet 1 Vous n'avez plus besoin
de rien ?
MONSIEUR VERNET
Vous me trouvez dur ?
HENRI
Je vous trouve très bien.
MONSIEUR VERNET
Egoïste, hein?
HENRI
Non, je vous le dis, très bien, et pas si bêtet
MONSIEUR VERNET
En pareil cas, il faut avoir de la présence d'es-
prit. Est-ce que ça ne vaut pas mieux que la bruta-
talité !
HENRI
Ahl votre fameuse méthode. Pant Pan f Recon-
naissez qu'il n'y a pas de quoi me décharger votre
fusil dans le dos.
MONSIEUR VERNET
Et quand même ? Vous massacrer, mon pauvre
ami ! Je m'en voudrais, de votre mort, toute ma vie.
HENRI
C'est comme moi, monsieur Vernet, si aimant
votre femme, je vous logeais pour me débarrasseï
MONSIEUR VERNET 32}
ce vous, cinq ou six balles de revolver en pleine
poitrine.
MONSIEUR VERNET
Ce ne sont pas là des mœurs d'hommes civilisés.
Ils rient.
SCÈNE XI
Les Mêmes, MADAME VERNET.
M DAME VERNET. EUc passe, à droite, devant La Juliette.
Vous causez bien longtemps }
HENRI
Il fait si doux sur cette terrasse!
MADAME VERNET
De quoi parlez-vous }
MONSIEUR VERNET
Nous disons des bêtises ; il me fait rire.
MADAME VERNET
C'est vrai ?
HENRI
Oui, madame.
MADAME VERNET
La mer monte, monsieur Henri, l'heure approche,
HENRI
Je me prépare.
324 MONSIEUR VERNET
SCÈNE XII
MONSIEUR VERNET, HENRI.
MONSIEUR VERNET
Est-elle délicieuse 1
HENRI
Délicieuse ! Seulement, monsieur Vernet, vous
me l'avez trop dit. <
MONSIEUR VERNET
J'ai eu tort.
HENRI
Ne vous excusez plus.
MONSIEUR VERNET
En somme, je vous évite autant de chagrins qu'à
moi, car vous souffririez de l'aimer pour rien.
HENRI
Je ne dis pas le contraire; merci.
MONSIEUR VERNET
Merci! Qu'est-ce que je dirais, moi?
HENRI
Laissons cela.
MONSIEUR \ ERNET 32$
MONSIEUR VERNET
Croyez-vous qu'il y ait beaucoup de jeunes gens
capables d'agir comme vous?
HENRI
Mais oui, monsieur Vernet, il suffît de n'avoir pas
peur d'être ridicule.
MONSIEUR VERNET
Oh I c'est très juste, ce que vous dites là, juste et
beau.
HENRI
Et puis... je ne peux pas faire autrement,
MONSIEUR VERNET
Moi non plus. Que feriez- vous à ma place >
HENRI
La même chose.
MONSIEUR VERNBT
Alors '^
HENRI
Alors, je vous dis : c'est parfait... Je viens de pas-
ser quelques semaines chez de vrais amis et j'em-
porte de mon séjour une image inaltérable qui bril-
lera dans mes souvenirs, comme le clair ruisseau
«ntre ses bords.
MONSIEUR VERNBT
Toujours poète !
320 MONSIEUR VERNET
HENRI
Je tâche.
MONSIEUR VERNET
Qu'est-ce que nous allons devenir, sans notre
poète?
HENRI
Vous redeviendrez... tranquilles.
MONSIEUR VERNET
Nous redeviendrons des bourgeois.
HENRI
Ça se retrouve, des artistes 1
MONSIEUR VERNET
Ah! non, je vous jure que, l'année prochaine, je
ne ramènerai pas un musicien I
SCÈNE XIII
Lb8 Mêmes, CRUZ, MARGUERITE
Cruz apporte une blouse de toile jaune goudronnée,
Marguerite un lourd panier.
CRUZ
Voilà votre uniforme, monsieur Henri.
MONSIEUR VERNET.
Déjà 1 (A Henri.) Mon pau\re vieux!
MONSIEUR VERNET 327
CRUZ
La mer va être pleine. Mes matelots amorcent
les lignes.
MONSIEUR VERNET
Qu'est-ce qu'il y a dans le panier)
MARGUERITE
Du jambon, du poulet, du veau froid, des œufs
durs, des petits beurres...
HENRI, qui essaie la blouse, avecTaide de monsieur Vernet.
Assez, assez, mademoiselle...
CRUZ
L'air de la mer creuse, monsieur Henri, Vous
dévorerez.
MONSIEUR VERNET
11 ne vous en laissera point. Pas trop de bouteil-
les, hein, Cruz?
CRUZ
De quoi ne pas manger sans boire, monsieur Ver-
net, de quoi faire couler.
MONSIEUR VERNET, levant la serviette du panier.
De quoi faire couler le bateau. Henri, ayez l'œil
sur votre équipage.
HENRI
Oh I il peut me faire chavirer dans ce costume ;
c'est de la planche.
328 MONSIEUR VERNE
CRUZ
Avec ça, rien à craindre des paquets d*eau de
mer.
MONSIEUR VERNET
Et ça vous habille !
HENRI
Comme une caisse ; j'ai l'air d'être emballé. Poui
qu'un requin m'avale tout cru, il faudra qu'il ait
plus faim que moi
MONSIEUR VERNET, bas à Henri.
Irrévocable?
HENRI
Ne craignez rien.
SCÈNE XIV
Les Mêmes, PAULINE, puis MADAME VERNET
PAULINE
Quel accoutrement 1 Ces dames vont raffoler de
vous... Rien de compromis dans vos petites affai-
res ?
MONSIEUR VERNET
Elles sont en pleine prospérité, bonne belle-sœur i
MONSIEUR VERNET 329
Ah I VOUS 1 Je vous promets une fin de saison sa-
voureuse !
PAULINE
Qu*est-ce qu'il a encore fait ?
MADAME VERNET
Vous aurez beau temps, Cruz?
CURZ
Un temps de demoiselle.
MADAME VERNET
Oh I nous n'avons pas d'inquiétude... Cruz et ses
hommes sont de vieux loups de mer. Là Jannette
est solide et il fera clair de lune cette nuit. Prenez
seulement garde au froid.
MONSIEUR VERNET donne le panier à Pauline.
Vous, portez ça. Marguerite, va chercher ma
belle couverture de voyage. Nous lui installerons
une niche dans un coin du bateau.
Monsieur Vernet, Cruz et Marguerite sortent.
SCÈNE XV
MADAME VERNET. HENRI
MADAME VERNET
Cette nuit à la belle étoile rafraîchira votre
330 MONSIEUR VERNET
front. Demain matin, en revenant, vous n'aurez
qu'une chose à faire : vous coucher, après avoir
pris une bonne tasse de chocolat.
HENRI
Et tout ira bien.
MADAME VERNET
Très bien, et les dernières semaines de notre sé-
jour ici peuvent être, avec quelques précautions,
agréables à tout le monde.
HENRI
Même à moi, sans amour } Oh I ne vous récriez
pas, c'est la dernière fois. Sans le moindre ma-
riage 1
MADAME VERNET
Il était possible, ce mariage, si vous ne m'aviez
pas dit tout à coup des choses folles. Vous auriez
pu être, Marguerite étant presque ma fille, presque
mon gendre.
HENRI
Heureux au moins de votre voisinage t
SCÈNE XVI
Les Mêmes, MARGUERITE
IIARGUBRITB. Elle trtTerse la scène avec la couverture de
Toyage.
Vous serez comme dans votre lit.
MONSIEUR ^ ERNET 33l
HENRI
Oh ! mademoiselle I
MARGUERITE
Non, non, laissez, je veux vous préparer ça; je
TOUS borderai moi-même.
MADAME VERNET
Pourvu qu'elle ne vous aime pas î
HENRI
Oui, au fait, si par malheur...
MADAME VERNET
Marguerite >
MARGUERITE, qui descendait Tescalier, rcmontft.
Ma tante ?
MADAME VERNET
Tu sais que monsieur Henri doit nous quitter pro-
chainement.
MARGUERITE, Contrariée.
Ah!
MADAME VERNET
Ses affaires le rappellent à Paris,
MARGUERITE
Des affaires, lui I
332 MONSIEUR VERNET
HENRI
Pourquoi pas, mademoiselle ?
MADAME VERNET
Des affaires de cœur.
MARGUERITE
Un mariage?
MADAME VERNET
Je crois.
MARGUERITE
Vrai?
HENRI
Il paraît.
MARGUERITE, joyeusement.
Nous serons de la noce ?
HENRI
Je vous invite.
MARGUERITE
Veine !.., Quand rentrez-vous à Paris?
HENRI, à madame Vern^'.
Madame ?
MADAME VERNET
Dimanche peut-être.
MONSIEUR VERNET 333
MARGUERITE
Si tôt que çal... Nous n'avons plus guère de
temps à rester camarades... Et notre excursion au
bois de la Reine 7
HENRI, à madame Vernet.
Madame?...
MADAME VERNET
C'est aujourd'hui lundi, on peut l'avancer, la faire
samedi.
MARGUERITE
Samedi... Entendu?
HENRI
Entendu.
MARGUERITE
Je porte votre matelas au bateau. Je vais faire
votre petit ménage, votre chambre à coucher sur la
mer.
HENRI
Je vous suis, mademoiselle.
SCÈNE XVII
MADAMK VERNET, HENRI,
MADAME VERNET
Il n'y a pas d . mal. Tant mieux pour elle !
3 34 MONSIEUR VEU.NET
HENRI
Et tant pis pour moi.
MADAME VERNET
Une piqûre d'amour- propre.
HENRI
Oui, mais c'est ma journée. J'en reçois
MADAME VERNET
Vous savez, quand on a un endroit sensible, c'est
toujours là qu'on s'attrape.
HENRI
Je n'ai pas plus troublé ce cœur d'enfant que vo-
tre cœur...
MADAME VERNET
... d'amie... Vous n'avez aucune coquetterie à
me reprocher?
HENRI
Je ne vous la reprocherais pas.
MADAME VERNET. Elle lui prend la main.
Vous êtes vraiment un homme rare que je suis
heureuse de connaître. Je vous jure que je ne ferai
jamais allusion... je ne dis pas que j'ai déjà oublié!
une femme ne se remet pas si vite d'une déclara-
tion si bien tournée, mais demain il n'y paraîtra
plus. Dès demain, je veux être avec vous, comme
j'étais avant. Je resterai pour vous...
AIOMSIEUR VERNET 335
HENRI
Ne me dites plus rien, ou ce serait de la barbarie
iautile, ou vous me feriez croire qu'il y a au fond
de votre sécurité apparente quelque chose que vous
n'avouez pas ; je vous en supplie : par pitié, ne me
dites plus rien.
MADAME VERNET
Je ne vous dis plus rien.
SCÈNE XVIII
Les Mêmes, MONSIEUR VERNET.
MONSIEUR VERNET
Tout est prêt.
MADAME VERNET
Tu as une figure, comme si monsieur Henri allait
faire le tour du monde.
HENRI
Bonsoir, madame.
MADAME VERNET
Bonsoir ! Bonne nuit sur la mer ! A demaîii ma-
tin !
MONSIEUR VERNET
Moi, je Pembrasse.
336 MONSIEUR \ERNET
MADAME VERNET
Pourquoi >
MONSIEUR VERNET
Parce que je l'aime
MADAME VERNET
C'est déchirant !
MONSIEUR VERNET
Descends, Julie, moi je ne descends pas. D*ici, je
le verrai plus loin sur la mer.
HENRI
Non, non, ne descendez pas, madame, restez près
de lui, pour le consoler.
SCÈNE XIX
MADAME VERNET, MONSIEUR VERNET.
MADAME VERNET
Tu as les larmes aux yeux. Ne dirait-on pas que
c'est ton fils et que tu ne le reverras plus ?
MONSIEUR VERNET
Nous ne le reverrons plus.
MADAME VERNET
Nous ne le reverrons plus 1
MONSIEUR ve:<net 33/
MONSIEUR VERNET
Demain matin il se fera débarquer par Cruz à
Cherbourg et il sera demain soir à Paris.
MADAME VERNET
Demain soir à Paris !
MONSIEUR VERNET
Je t'expliquerai, c'est un homme exquis. Il ne pou-
vait plus rester. Après un entretien fraternel, nous
avons décidé ce départ tous deux. Il n'y avait pas
autre chose à faire; je t'expliquerai.
MADAME VERNET
Oh ! je sais... Pauvre garçon I
MONSIEUR VERNET
Regarde. Cruz met à la voile. Henri embrasse
Marguerite... pas Pauline... Il agite la main vers
nous. Disons-lui adieu. Adieu! adieu 1 Dis-lui adieu»
Julie... Mais qu'est-ce que tu as, toi aussi?
MADAME VERNET
Ça me fait de la peine.
MONSIEUR VBRNBT
Beaucoup de peine?
MADAME VERNET
Beaucoup de peine.
MONSIEUR VERNIT
Mais quelle peine?
3]è MONSIEUR VERNET
MADAME VERNET
De la vraie peine.
MONSIEUR VERNET
Ah!
MADAME VERNET
De la peine.
MONSIEUR VERNET
Ma pauvre amie ! il était temps.
Rideau^
^%m
TABLE
LE PLAISIR DE ROMPRE... •...»...•*«•«• t
LE PAIN DE MÉNAGE. ..•.•••.•«...•••• 43
POIL DE CAROTTE •• ..*••.• $1
MONSIEUR VERNBT .•.,.. ..^^...«..•« lj3
PQ
2635
EA8A19
1903
Renard, Jules
Comédies
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
■M